Pour qui sonne le lundi

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C’était un lundi radieux. Le soleil s’était levé volontaire et réchauffait ma chambre malgré l’heure matinale. Je m’étais éveillé avant le radio-réveil. La nuit avait été difficile, le sommeil agité. Voilà trois semaines que j’étais totalement coupé du boulot. Pas de réunion, pas de coup de téléphone, pas même un mail sur ma boite personnelle. Ces vacances m’avaient fait un bien fou. J’en avais profité pour lire, jardiner, visiter quelques amis de longue date. J’avais passé également quelques jours à la campagne, loin des nuisances de la ville et des tentations.

Mais depuis quelques jours, je sentais l’angoisse monter. Je ne parvenais plus à profiter des moments d’oisiveté. L’ombre de la reprise grandissait et me plongeait chaque jour un peu plus dans une obscurité maussade. Les visages des collègues reprenaient forme, les dossiers laissés en stand-by s’invitaient dans mes pensées, la voix de mes boss résonnait dans mes oreilles. Puis le dernier soir était arrivé. Je m’étais couché tôt mais n’avais pas réussi à m’endormir réellement, tout au plus à somnoler. Je m’étais retourné sans cesse, avais scruté l’heure qui défilait, étais allé à la toilette sans parvenir à pisser.

C’est assis au bord de mon lit que je coupai le réveil avant l’heure fatidique.
J’avais envie de disparaître mais nous étions lundi et le lundi, il faut aller travailler.

Après un déjeuner insipide, je pris la route en avance, de peur d’avoir à affronter une circulation dense. Ce ne fut pas le cas et j’en fus presque déçu. Je voulais que ce trajet ne s’arrête jamais. Je roulais sans musique, ni radio pour que le temps s’écoule lentement. L’idée de provoquer un accrochage m’effleura mais je me ravisai en imaginant toute la paperasse que cela devait impliquer.

Quand j’arrivai au bureau, tout le monde avait l’air de bonne humeur. Ça traînait près des machines à café ou des terrasses fumeurs, çà et là, narrant chacun à son tour les clubs familiaux, les randonnées natures, les festivals alternatifs. Je me réfugiai directement dans mon bureau où je commençai à trier mes mails. La matinée fut particulièrement longue mais j’avais pu éviter mes collègues et mes patrons. Il fallait prendre le réconfort où il était.

A midi, je descendis au réfectoire. Tout le monde était déjà là. Je ne comprenais pas comment les gens parvenaient à manger dans autant de bruit. Les commerciaux étaient aussi déchaînés que dans leur open space. Les secrétaires de direction et la DRH comparaient leurs bronzages. Les deux gars de l’IT discutaient à propos d’une application, peut-être de Pokemon Go. Quant aux patrons, ils ne mangeaient jamais avec nous. Question de principe, je suppose. Puis il y avait aussi la standardiste. Je ne la connaissais pas mais je l’aimais bien. Elle était discrète, toujours souriante. J’avais l’impression qu’elle se demandait autant que moi ce qu’elle foutait là… J’avais pris un dossier pour être sûr de manger tranquille. Si vous prenez un journal, vous êtes un asocial. Si vous prenez du boulot, vous êtes consciencieux. Etant le seul comptable de la boîte, personne ne savait si j’avais du retard dans mon travail. Ce n’était généralement pas le cas.

Les heures de l’après-midi s’écoulèrent encore plus lentement. J’étais en train de divaguer en regardant par la fenêtre quand on entra dans mon bureau sans frapper. C’était le directeur commercial, un gros con que je détestais. Il était toujours trop bronzé, portait des montres gigantesques et parlait très fort pour que tout le monde l’entende. Le genre de type qui vous écrase la main au lieu de vous la serrer. Il avait besoin de copies du bilan annuel pour le comité de direction du lendemain. Je savais que je n’avais aucune obligation de le faire mais je voulais à tout prix éviter le conflit. J’acceptai la demande sans rechigner.

Une fois dans le local photocopieuse, je me sentis faiblir. Je m’assis à terre entre les deux machines et fermai les yeux bercés par les ronronnements réguliers. Je ne sais pas si je dû m’évanouir ou simplement m’endormir mais je repris connaissance une demi-heure plus tard. Je soufflai un grand coup, prêt à me relever et à reprendre le travail quand il fit irruption dans le local. « Mais qu’est-ce que tu branles mon gars ? T’es même pas foutu de faire des copies ? Ça nous coûterait moins cher de prendre un stagiaire, putain… » Il marqua une pause, avec un grand sourire. « Mais tu dormais en fait ? Qu’est-ce qui se passe ? On a fait des sudokus toute la nuit ? On est fatigué ? » Il attrapa les copies et tourna les talons dans un rire mesquin… « Ça ne va pas rester entre nous ça, dormeur ».

Je sentis mon cœur s’emballer, mes poings se serrer. Je jetai un regard autour de moi et aperçus le cutter qui servait à ouvrir les cartons des rames de papier. Je l’attrapai et sans réfléchir, bloquai le cran et l’enfonçai dans son dos. Il se retourna en criant. « Mais t’es complètement barré ». Il était trop tard pour reculer. L’arme à la main, je lui sautai à la gorge pour l’étrangler. La lame s’enfonça dans la chair tandis que je maintenais une pression pour l’étouffer. Nous percutâmes le mur et tombâmes au sol. Je ne lâchai pas prise. Il tentait de me mettre des coups de genou dans les côtes mais je ne sentais rien. Je voyais ses yeux qui gonflaient sous l’effet de la pression. J’avais envie qu’ils sortent de leur orbite. J’approchai mon visage du sien et mordit son oreille, jusqu’à l’arracher et la tenir entre mes dents. Le sang dégoulinait sur la moquette. Son regard empli de peur et implorant ma pitié me faisait presque bander. Au bout de quelques minutes, il ne bougea plus. Je me relevai et repris mes esprits. Je venais de tuer un homme.

Ou du moins, c’est que ce que j’aurais aimé faire. Je n’avais pas bougé. Quand je regagnai mon bureau, je le vis au milieu de l’open space entouré des commerciaux. Tous riaient de bon cœur en me jetant des regards incrédules. J’avais envie d’ouvrir la fenêtre et de me jeter dans le vide. J’imaginais mon corps écrasé sur le sol du parking. Les cris, les incompréhensions, les regrets. Je passerais dans la presse, tout du moins la locale. Peut-être même qu’une circulaire du ministère du travail conseillerait de condamner les fenêtres des comptables surchargés. L’idée faisait son chemin quand mon regard croisa celui de la standardiste, installée à l’entrée de l’open space. Elle avait assisté à toute la scène. Elle me regardait d’un air bienveillant et me sourit. Alors, je me dis qu’il y avait peut-être encore quelque chose à sauver dans ce monde de dégénérés. Je me remis derrière mon pc et poursuivis mon dépôt des comptes à la Banque Nationale.


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