Relations II

Le dimanche en fin d’après-midi, alors que je déjeune un thé glaçé-dafalgan sur ma terrasse, je reçois un e-mail de Tom. Le bougre a tenu sa promesse et m’envoie un code d’accès vers la version « Select » de Tinder. Je complète, honnêtement cette fois, mon profil et me lance dans la consultation des portraits. Après quelques matchs, je remarque que les utilisateurs « select » sont aussi actifs que leurs homologues prolétaires. Ils semblent davantage spontanés, moins touchés par la peur de mal faire. Il est vrai que si ils ne rencontrent pas l’amour ou leurs coups du soir, il leur restera toujours la célébrité, le pouvoir ou l’argent (parfois même les trois).

Je tombe ainsi sur jeune héritière d’un magnat d’un groupe pharmaceutique qui valide tous les profils. Elle cherche des gens « cool » pour partir une semaine dans le Sud. Elle prend tous les frais en charge. N’aimant pas plus le soleil que les huîtres, je refuse poliment. Plus tard, une championne olympique m’explique qu’elle veut tourner la page après une rupture difficile. Elle envisage de mettre le sport de côté pour se concentrer uniquement sur ses envies et ses besoins. Je la conforte dans sa décision en évitant de lui dire que j’applique cette méthode depuis toujours et qu’elle ne semble pas donner plus de résultats.

Enfin, je rencontre Jeanne, avec qui le courant passe directement. Jeanne est soprano et parcourt les opéras du monde entier. Je sens très vite qu’elle vient d’une famille bourgeoise même si elle ne me le fait pas comprendre. Nous discutons des heures avec beaucoup de vivacité, en rebondissant avec malice sur toutes sortes de thématiques : politique, cinéma, philosophie, économie, littérature. Elle me répond du tac au tac avec la souplesse idéologique des gens qui n’ont jamais eu besoin d’argent. Je pressens qu’une relation durable est en train de naître, nourrie par l’affection plutôt que le désir. Après plusieurs jours de discussion, elle me propose de venir la voir chanter le samedi à l’opéra.

Le ballet rythmé des taxis autour de l’auguste bâtiment semble annoncer une grande représentation. Il fait doux pour la saison. Les dames ont sorti leurs robes de soirées, les hommes ont ciré leurs chaussures ; le spectacle peut commencer. Dans ce Fidelio à la mise en scène moderne, Jeanne interprète Marzeline, la fille du geôlier. Installé sur la première loge à gauche, je suis émerveillé par sa prestation malgré mon peu de connaissance en la matière. Jeanne est grande et belle. Elle a les cheveux très courts, le visage rond avec des pommettes saillantes. Elle dégage une assurance teintée de froideur. Elle est très impressionnante. Je prends énormément de plaisir à la regarder chanter.

Après le spectacle, je passe la féliciter dans sa loge. En néophyte, je n’ai pas amené de fleurs mais elle ne se formalise pas. Nous discutons avec complicité alors que c’est la première fois que nous nous voyons. Je comprends que l’illusoire protection des écrans nous a permis de plus facilement nous livrer lors de nos conversations à distance. Ce qui aurait dû prendre des semaines voire des mois à se dire, s’était dit en quelques jours.  Elle m’invite à l’accompagner chez un jeune sculpteur excentrique qui organise de gigantesques soirées à thèmes. Je suis mitigé à l’idée d’aller découvrir ce monde. Il me répugne autant qu’il me fascine. Mais la compagnie de Jeanne me plonge dans un état de bien-être oublié.  Nous embarquons dans un taxi en direction des faubourgs huppés de la ville.

Le chauffeur nous dépose à l’entrée du domaine de notre hôte. Un gardien contrôle l’identité de Jeanne et nous indique la direction. Nous suivons un chemin jalonné de flambeaux vers la villa, moderne et spacieuse. Elle trône au milieu d’un parc dont la taille empêche tout problème de voisinage.  Arrivés à la bâtisse, nous sommes priés de laisser nos effets personnels (portefeuille, téléphone, cigarettes) ainsi que nos vêtements dans une boite en métal. On nous remet alors une toge. Le thème de la soirée est « Ides de Mars ». Nous entendons à travers la grande porte en bois qui s’entrouvre, le brouhaha de la foule, le son lourd de percussions et des cris d’animaux sauvages. Jeanne me prend la main. Je crois que je ne vais pas être déçu du déplacement.

A suivre…


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