“Tout luxe corrompt ou les mœurs ou le goût”¹. Dans une salle aussi grande qu’un terrain de football, plus de deux cent convives discutent en toge et spartiates. Ils sont installés sur des lits d’ébène, d’or et d’ivoire. Des colonnes romaines de plusieurs mètres de haut ont été érigées pour l’occasion. Sur la gauche, un tigre scrute paisiblement les invités auprès de ce que j’espère être son maître. Quelques mètres plus loin, c’est un éléphant puis des singes en cage. Nous nous dirigeons vers le centre de la pièce ou se tient le buffet. On y retrouve tous les mets de l’époque romaine (viandes grillées, fromages, pâtés, vin, cervoise) mais aussi du champagne ou de la vodka (le souci du détail a ses limites). Dans un coin, un orchestre joue avec des instruments antiques. Des danseuses enchaînées agitent leurs silhouettes dénudées, aguichant quelques regards lubriques.
Nous croisons un ami de Jeanne, avocat. Il nous révèle son inquiétude concernant César. Il se dit qu’une conspiration se trame dans les couloirs du Sénat. « Le pouvoir fait des envieux et l’ascension de César, des jaloux » nous glisse-t-il en scrutant les oreilles indiscrètes. Il nous invite à prier les dieux pour que tout ça ne soit qu’un mauvais présage. Je comprends alors que nous ne sommes pas dans une simple soirée à thèmes. Je ne sais pas encore si cela va se terminer en orgie mais les participants ont l’air de se prendre au jeu. Je dois avouer que cela m’excite un peu.
Je m’enfile rapidement quelques verres afin de me sentir à l’aise. Jeanne me présente beaucoup de monde. Elle a l’air d’être connue et appréciée dans ce milieu. Elle navigue avec assurance dans l’assemblée, plutôt composée d’hommes qui la regardent avec appétit. Sous l’effet de l’alcool, je prends part aux conversations avec de plus en plus de confiance. Je place plusieurs fois que je suis scribe mais aucun de ces blaireaux n’est foutu de me demander si c’est une bonne situation. J’enchaîne les vodkas.
Après une bonne heure, je rencontre notre hôte. C’est un jeune homme ventripotent au regard intense. Il dégage quelque chose d’à la fois magnétique et repoussant. Au vu de sa couronne de laurier, il s’est attribué le rôle de César (sculpteur oblige). A défaut de modestie, il faut lui reconnaître un certain talent dans l’art de recevoir. Il prend congé de nous rapidement pour se consacrer à d’autres invités sans doute plus importants.
Pendant que Jeanne discute avec le premier violon de l’orchestre national, mon regard est attiré par une jeune femme au fond de la salle. Je crois d’abord me tromper mais l’identifie en m’approchant. Elle est aussi jolie que dans ses films. Une beauté de peste qui n’ignore rien de son impact sur les hommes. D’ailleurs, tous semblent en représentation autour d’elle. Je ne peux plus m’empêcher de la regarder. Jeanne ne met pas longtemps à me prendre en flagrant délit.
– Tu n’es pas si différent, en fait.
– Tu avoueras qu’elle est très belle. Tu la connais ?
– Je l’ai déjà rencontré plusieurs fois, oui.
– Et ?
– Et quoi ?
– Elle est comment ?
– Comme on peut l’imaginer. C’est une véritable tête à claques. Tu n’as qu’à aller lui parler, elle n’est jamais gavée d’yeux de merlan frit.
– Je ne serai pas long, je te le promets.
– Je te le conseille vivement sinon il y aura bien des bonnes et des mauvaise situations, monsieur le scribe.
Je repasse par le bar pour me donner du courage et tente de la coincer à un moment où elle est seule. Il lui faut approximativement 34 secondes pour remarquer mon stratagème. Elle s’amuse alors à changer brusquement de direction pour me faire tourner en bourrique. Elle finit enfin par se laisser approcher.
– Vous êtes persévérant.
– Persévérant mais peu discret apparemment
– Les hommes le sont rarement. C’est votre première fois dans ce genre de soirées ?
– Oui, je dois avouer. Je ne suis pas déçu.
– Croyez-moi, vous n’avez encore rien vu. Pour le moment, les gens sont encore civilisés. Ne buvez pas trop, vous risqueriez de ne pas être à la hauteur.
Pendant que nous discutons, je suis envoûté par son visage. Ses yeux semblent me lancer en permanence un défi. Ses lèvres sensuelles s’amusent de capter mon regard. Je ne me sens plus du tout dans mon état normal. Brusquement, une espèce d’armoire à glace s’intercale entre nous deux et lui glisse quelque chose à l’oreille. Il sonne la fin de notre tête-à-tête. « Je suis désolée mais apparemment la fête commence déjà dans les sous-sols, je vous dis peut-être à plus tard ». Ils disparaissent par une porte dérobée située derrière le tigre.
Je cherche Jeanne du regard mais ne la trouve pas. Je n’ai qu’une seule idée en tête. J’ai envie de repasser au bar mais je sais que je ne dois pas flancher. Je m’approche du passage. J’essaye d’avoir l’air sûr de moi mais ça ne doit pas ressembler à grand-chose. Le félin ne bronche pas. Le dresseur me sourit. Je descends un escalier de pierre en angle droit. Je déboule dans un couloir étroit éclairé par des torches. Il comprend quatre portes en bois situées sur la gauche et se termine par une impasse. J’avance prudemment. Les deux premières pièces sont verrouillées. La troisième porte est entrebâillée. J’entre. Il fait sombre. Mon actrice se tient dans le coin gauche, dans un fauteuil en osier. Elle ne porte plus qu’un léger voile transparent. Même dans la pénombre, je perçois la perfection de son corps. Je m’imagine pouvoir agripper ses hanches, embrasser ses seins mais je sais que je dois encore me montrer patient.
– Vous êtes décidément très persévérant.
– J’essaye quand le jeu en vaut la chandelle.
– Installez-vous, je vous en prie.
Elle me désigne un lit situé dans le coin droit. Je m’assois.
– Vous savez, d’habitude, les nouveaux n’ont pas accès à ce genre de…festivités.
– J’aime être là où l’on ne m’attend pas.
– C’est ce que nous verrons. Rejoignez-nous dans 10 minutes. J’espère que vous ne me décevrez pas.
Elle se lève et quitte la pièce. J’ai envie de l’intercepter mais me retiens. Ce sont les minutes les plus courtes et les plus longues de ma vie. J’entends du vacarme dans la pièce d’à côté. Je ne tiens plus assis. Je me lève et tourne en rond. Des images obscènes mais réjouissantes me passent par la tête. Je suis bien incapable d’estimer depuis combien de temps je patiente mais j’estime qu’il est temps. Je sors. Je m’enfonce vers le fond du couloir toujours vide. Mon cœur explose dans ma poitrine. Je pose ma main sur le bois. J’ai le souffle court et je bande furieusement. Je pousse doucement la porte. J’entends des soupirs rauques, des bruits de frottements de chairs et de liquides. La lumière du couloir emplit le lieu. La pièce est vide hormis au centre. A terre, couché dans une mare de sang, notre sculpteur gesticule avant de s’immobiliser. Je recule de quelques mètres. J’entends alors une voix féminine hurler à l’étage « ILS ONT ASSASSINÉ CÉSAR ». Je ne comprends rien. Un homme barbu d’une cinquantaine d’années fait irruption de la deuxième porte. Il me rejoint, regarde la dépouille et me lâche un « Meeeeerde ». En haut, c’est l’effervescence. Un dizaine de gaillards déguisés en gardes romains descendent de l’escalier en rang. Qu’est ce que c’est que ce bordel ?
A suivre…
¹ Citation de Joseph Joubert, Moraliste et essayiste français (1754-1824).