Journal minéral : semaine 1

Lundi 28.01.19 (J-4)

Cher journal,

Ce vendredi, j’arrête de boire. Enfin, j’arrête pour un mois, faut pas déconner. J’ai cédé à ce nouveau mouvement à la mode qu’on appelle la Tournée Minérale. Entre ceux qui portent un pull de Noël dégueulasse fin décembre, celles qui se laissent pousser les poils en janvier, ceux qui mangent végétarien le lundi, ceux qui portent le gilet jaune le samedi, ceux qui courent le dimanche, j’ai rejoint la secte de ceux qui ne boivent pas d’alcool en février.

C’est ma belle-sœur qui a abordé le sujet hier midi, lors du repas dominical chez mes parents. Ma belle-sœur : sa voix nasillarde, son enthousiasme obscène et surtout ses idées de merde. Au digestif, comme pour marquer le coup, elle s’est exclamée « On a décidé de faire la tournée minérale ! »
(le « on » étant purement formel parce que mon empoté de frère n’a sans doute pas eu voix au chapitre). Ma mère a tout de suite approuvé « Quelle bonne idée, j’en parlais justement à votre père, on y pense aussi » (le « on » étant …).

Malgré mon effroi, j’ai voulu intervenir dans cet océan d’optimisme.
– Ne me dites pas que vous allez réussir à supporter vos gosses sans picoler ! Vous voulez que je les garde ?
– Je préfère abandonner mes enfants dans la rue plutôt que de te les confier.
– Magnifique, on est sur la même longueur d’ondes.
– Ne fais pas trop pas le malin. T’as pas vraiment de leçons à donner en matière d’alcool.
Ma mère est intervenue avant que ça dégénère.
– On se calme. Tu n’essayerais pas toi d’ailleurs ? Il parait qu’il y a plein d’avantages : mieux dormir, perdre du poids, moins dépenser d’argent.
– Mourir en somme.
– Ça te ferait peut-être du bien.
– Je ne crois pas non.
– Tu crois que tu n’en serais pas capable ?
– Ça n’a rien à voir.
– Alors, essaye.
Je ne savais pas trop quoi répondre alors j’ai dit « d’accord ».

Au fond, passer le mois de février sans boire ne m’apparaît pas insurmontable. Je ne suis ni barman, ni directeur commercial, ni syndicaliste. Je ne suis pas non plus membre d’une confrérie d’attardés qui se déguisent au carnaval pour picoler (ou est-ce l’inverse ?). De plus, février a l’avantage d’être court et plutôt riche en termes de sorties ciné et de spectacles. Il y a bien quelques virées au stade prévues mais j’imagine qu’il est possible d’assister à un match de foot sans s’alcooliser. Les arbitres y parviennent bien. Enfin, je crois.

En fin de compte, la tâche ne s’annonce pas trop compliquée. En début de soirée, après notre traditionnelle partie de cartes, je suis rentré dans mon appartement du centre-ville. Je me suis mis un vinyle de Gainsbourg et me suis servi un petit whisky. Non, vraiment pas trop compliquée.

Mardi 29.01.19 (J-3)

Cher journal,

Aujourd’hui, je me suis renseigné sur cette « Tournée minérale ». En 2017, pour la première édition, 120.000 couillons ont participé à l’expérience. 9 sur 10 ont ressenti « au moins un des effets positifs ». Une expérience enrichissante selon les participants. Du renforcement, selon moi.

A mon grand étonnement, ce n’est ni le lobby des producteurs de jus de fruits, ni des fonds saoudiens qui pilotent l’initiative mais la fondation contre le cancer. J’ai appris sur https://www.tourneeminerale.be qu’alcoolisme et cancer étaient intimement liés. Pour la cirrhose et les enfants qui naissent avec la tronche de Paul Préboist je savais mais pas pour le cancer… Et pas qu’un peu : bouche, gorge, larynx, œsophage, estomac, foie, sein ou encore colorectal. Et si vous ajoutez une bonne petite cigarette par dessus, l’espérance de vie de vos cheveux tend très rapidement vers zéro (d’où la boule). Au final, quand vous fumez et picolez, crever dans un accident de voiture avant quarante ans, c’est encore ce qui peut vous arriver de mieux.

Si vous ne vous sentez pas capable de faire la tournée, vous pouvez faire un don à la fondation, ou mieux (et moins coûteux) organiser une collecte. J’y penserai pour l’année prochaine. Le site donne aussi tout un tas de conseils pour ceux qui se lancent dans l’aventure. Il y a notamment des recettes de boissons sans alcool comme le « Mocktail pétillant poire gingembre ». Je préfère encore choper un cancer de l’œsophage que boire cette merde.

Bon, on a compris, d’un point de vue médical, l’alcool c’est entre le KFC et Monsanto. Mais pensons à tous ses effets positifs, entre autres :
– Le rock
– Les coups d’un soir pour les moches et les timides
– George Best
– Les repas de famille qui basculent dans des débats politiques enflammés (j’aime ça)
– Gérard Depardieu
– Le scoutisme (soyons clair, aucun jeune ne se casserait le cul à s’occuper de gosses de parents démissionnaires s’il n’y avait pas quelques savoureuses bières à la clef)
– Winston Churchill
– Le Beer Pong
– Charles Bukowski
– La fin de la carrière de Renaud

Puis on ne m’enlèvera pas de l’idée que si Hitler avait aimé se mettre un carton de temps en temps, il aurait été moins virulent à l’égard de ses contemporains. En tous cas les lundis.

Enfin, je parle, je parle, cher journal mais je ne dis pas l’essentiel. Il ne reste que trois jours et je stresse.

Mercredi 30.01.19 (J-2)

Cher journal,

Ce matin Patrick, le comptable de la boîte, passe me voir à mon bureau. Il veut m’avertir qu’il fait lui aussi la tournée minérale et qu’il ne faut pas hésiter à « se serrer les coudes entre collègues ». « A défaut de les lever » ajoute-t-il en pouffant. Je ne réagis pas. Je ne sais que répondre alors je souris vaguement. Je ne sais jamais trop quoi dire à Patrick. J’imagine que nous devons être beaucoup dans le cas. A commencer par ses parents qui n’ont pas dû assez communiquer avec lui enfant, entraînant un mutisme malaisant, une passion pour les chiffres et du coup une carrière de comptable. Je ne vois pas d’autres raisons de devenir comptable.

N’ayant rien de prévu pour la soirée, je décide de me faire un petit festin solo avant ma cure. Je passe à la boucherie m’acheter une indécente entrecôte de bœuf (tant que c’est encore légal) et chez le caviste pour l’accompagner. Il me parle d’un caractère affirmé, puissant, riche et charnu. Je lui donne trente euros. Une fois rentré, je fais péter Miles Davis et je commence à esquisser quelques pommes de terre en épluchant quelques pas de danse. je mets les tubercules au bain, carafe la bouteille et vérifie que mon enregistrement d’un Singe en Hiver est toujours dispo sur la box. Le bruit du contact de la viande sur la poêle me donne la chair de poule. Une fois bleue, je sers le tout à table, coupe la musique et met le JT. Je me serre un verre de mon Bordeaux et le porte à mes lèvres. Il est bouchonné. Ça me coupe l’appétit. J’ai envie de pleurer. Pour ne pas trop gaspiller je veux donner le morceau au chien mais je n’ai pas de chien. Il finit dans la poubelle. Je ne pense même pas aux gens qui meurent de faim. Je crois que je ferais mieux d’aller dormir.

Jeudi 31.01.19 (J-1)

Cher journal,

Après le fiasco d’hier, je décide de réagir. Il n’est pas question de laisser le monopole de la défonce à des petits blaireaux dans des reportages sur le Binge Drinking.

Mon plan est chirurgical et s’articule en quatre axes :

17h – l’anesthésie: pot du jeudi. J’opterai pour de la bière spéciale, forte en goût et en alcool. Mise en veille du cerveau et discussions futiles avec les collègues.

19h – l’incise : alors que ces braves gens retrouveront leur petite famille en banlieue, je sauterai le repas pour un petit troquet de la vielle ville où j’ai mes habitudes. Focus ici sur des alcools très typés tel le pastis, la tequila, le Jäger. Ils ont le mérite de tenir « éveillé » et de faire passer la sensation de faim.

21h – le coma : il est prévu que je retrouve un pote fraîchement séparé et qui s’est donc souvenu de mon existence. Le bougre a besoin de parler ; heureusement je serai déjà touché. J’envisage ici plutôt la bouteille de vin rouge, ce qui me permettra de pouvoir me resservir facilement pendant qu’il tient le crachoir.

23h – le tunnel : retour à pied avec un regard, une haleine et une démarche d’Irlandais. Effondrement dans le lit pour un sommeil lourd, apaisé, total.

Je sais qu’il y a toujours un risque de ne jamais se réveiller mais l’opération me semble indispensable.

Vendredi 01.02.19 (Jour J)

Cher journal,

Je n’ai pas vu un plan qui merde autant depuis le Duc qui cloue une chaise contre sa porte.

17h30 : Le boss s’est invité à notre pot ce qui a rapidement fait fuir tous les collègues. Une fois en tête à tête, il m’a avoué les yeux pleins de détresse « c’est mon anniversaire aujourd’hui, ça vous dit de venir boire un verre à la maison ? Marianne est de garde ». Je n’ai eu ni le cœur, ni les couilles de refuser. Je savais que sa femme le cadrait beaucoup niveau alcool et donc qu’il pourrait se lâcher. C’était l’occasion de faire une bonne action et de s’en jeter quelques-uns derrière la cravate.

18h30 : J’aurais payé cher pour voir ma tronche quand Marianne, les enfants, le frère, la belle-sœur et les voisins sont sortis de la cuisine en criant « surprise ». Au programme : buffet avec sucreries et crackers et un malheureux plat d’une boisson non identifiée. Sans que je ne lui demande quoi que ce soit, le voisin tente de m’expliquer que la voiture électrique n’a aucun avenir. J’estime les risques de blessures mortelles d’un saut par la fenêtre.

19h30 : La fin de la sangria industrielle m’amène à me poser deux questions : cette boisson contient-elle de l’alcool ? Qui fait de la sangria en hiver ? J’attaque le bol de Mon Chéri en désespoir de cause.

20h00 : J’ai mal au bide. Le voisin enchaîne avec la voiture à hydrogène. Je rêve qu’un gigantesque bouchon de champagne s’écrase sur le building.

20h30 : Mon pote et son ex ont décidé de se voir pour discuter et faire le point. Il est désolé. Je bloque puis efface son numéro de téléphone.

21h30 : J’arrive enfin à m’extraire de ce merdier. Sur le chemin, je trouve un café-boite assez fréquenté et m’installe au bar. La musique est entraînante. J’attaque un premier Gin Tonic.

21h50 : J’accoste (ou est-ce l’inverse) une jeune blonde assez séduisante bien qu’habillée vulgairement. Le courant passe très vite ; elle semble un peu éméchée. Mes yeux passent des siens à ses lèvres, nos bras se touchent, elle rit fort à mes traits d’esprits. Nous allons danser.

22h05 : Je vais nous rechercher deux verres au bar.

22h06 : Mon portefeuille a disparu.

22h07 : Ma blonde a disparu.

22h08 : Ma soif a disparu.

22h09 : J’ai disparu

23h : Je sombre dans un sommeil fragile, amer, incomplet.

Comme tu le vois, cher journal, j’attaque cette tournée minérale sans gueule de bois. C’est peut-être mieux ainsi.

Je me réjouis de voir mes potes ce soir, je suis sûr qu’ils me soutiendront dans ma démarche.

Samedi 02.02.19 (J+1)

Cher journal,

Qu’il est doux d’être réconforté par ses amis. Les miens ont tout de suite salué ma démarche. Certains ont même décidé de m’accompagner aux jus de fruits toute la soirée. Quand vous êtes entouré des bonnes personnes, l’alcool importe peu. C’est l’échange et la convivialité qui fait le sel de nos relations humaines. En fin de soirée, nous nous sommes tous donné la main et nous avons dit des poèmes malgaches sur la communion de l’homme, la nature et le jus de goyave. Non mais franchement, tu crois vraiment ce que je viens d’écrire ? Tu es un journal bien naïf. Je n’étais pas là de 5 minutes que le festival a commencé.

Toi, tu fais la tournée minérale ? Haha, on aura tout vu.
C’est bon tu commenceras demain.
Ca sert à quoi au juste de pas boire d’alcool juste pendant un mois ?
Faut toujours que tu fasses l’intéressant…
Et du coup, tu bois de la Jupiler 0,0 ? C’est dégueulasse, non ?
Si c’est pour boire du coca à la place, niveau santé, c’est la même crasse.
T’arrête même le vin ? Moi je saurais pas.
Tu veux une bière ? Ah oui pardon, Monsieur ne boit pas d’alcool !
C’est bon, prends une petite, on dira rien.
Tu te fais pas trop chier sans boire ?
Allez lâche toi un peu, t’es pénible…
Même un shoot tu peux pas ?
T’irai bien chercher des clopes en bagnole comme tu bois pas !
Tu vas refuser de trinquer avec tes potes ? Sympa…

Je me suis barré à 1h00 du mat au bout du rouleau. Ils commençaient à mettre la musique fort, toujours les mêmes chansons et se marraient pour un rien. J’avais l’impression d‘être Alain Finkelkraut sur le plateau de Touche Pas à Mon Poste. Sur le retour, j’ai prié pour croiser un contrôle de police, en vain.

Ce samedi matin, je me suis réveillé à 9h dans un état de fraîcheur acceptable. Cela n’était plus arrivé depuis 2013.

Pour ce soir j’ai des envies, de canapé, de calme, de plaid, de repas livré (si possible en vélo, c’est toujours plus savoureux), de Netflix, de chat, de thé, de madeleines, d’eau pétillante aromatisée aux fruits, de bouquin, de fruits, de bain, de musique relaxante.

Bordel, ça fait pas deux jours et c’est déjà pire que tout ce que j’avais imaginé.

Dimanche 03.02.19 (J+2)

Cher journal,

Crois-tu qu’il faille être jeune pour se faire des amis ? Je veux dire, passé l’âge de 25 ans, qui a encore l’espoir de créer de nouvelles amitiés ? Qui en a même l’envie ? Ou simplement l’idée ? Une fois « adulte » le travail, le couple, la famille, les amis existants monopolisent l’ensemble de notre temps et de notre énergie. Évidemment, la vie nous apportera son lot de collègues sympas, de chouettes beaux-frères, de rencontres diverses et intéressantes mais l’intensité et l’authenticité de ces relations n’attendront jamais celle de nos amis de jeunesse.

J’imagine que dans des circonstances exceptionnelles (guerres, révolutions, drames personnels), ce genre de liens forts peuvent encore naître mais pour la plupart d’entre nous, en termes d’amitié tout se jouera entre 10 et 25 ans. Est-ce parce que l’adolescence est une période exceptionnelle de guerres, de révolutions et de drames ? Une époque où jaillit l’exaltation, l’insouciance, l’éveil des sens, les aspirations et les transgressions. Une époque épargnée par l’argent, la compétition sociale, la politique, la nostalgie.

Je n’ai pas la réponse mais je sais qu’à mon âge, on ne se fait plus d’amis. Pour les quatre ou cinq décennies qu’il me reste au maximum à vivre, je changerai plusieurs fois de boites voire de métiers, de maisons, de partenaires sexuelles, d’amoureuses, qui sait peut-être même de famille, mais mes amis resteront toujours cette bande de garçons rencontrés sur les bancs de classe où rien ne semblait important mais où dans ce cas précis tout s’est joué.

Ce vendredi soir, pour la première fois de notre histoire, j’ai eu l’impression de ne plus faire partie du clan. En refusant de trinquer avec eux, j’avais brisé une règle implicite. Je me plaçais à la fois dans et en dehors du cercle, dans une position qui pouvait me permettre de les juger sans les comprendre. Je n’avais pas imaginé que l’alcool, même sans exagération, avait pris une place si importante dans notre cérémonial. Plus j’y réfléchis et plus j’ai la conviction que j’aurais pu tenir exactement les mêmes propos si ça avait été un autre à ma place. Cela me laisse perplexe.

Mais je sais que je ne suis pas au bout de mes surprises. Ce soir, c’est le match de l’année au stade.


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