Lundi 04 février 2019 (J+3)
Cher journal,
Pourquoi allons-nous au football ?
Pour le jeu ? Non, c’est un sport basique, aux règles bancales et qui engendre parfois des parties où il ne passe absolument rien.
Pour les joueurs ? Non, ce sont de jeunes millionnaires sans attache, ni culture et qui changeront moins souvent de fiscaliste que de club.
Pour le stade ? Non, ce sont des constructions de bétons, froides et vétustes perdues dans des zonings industriels ou des quartiers populaires.
Nous allons au football pour nous vider car nous sommes des éponges.
Chaque jour, nous accumulons frustrations, avalons insultes, écrasons colères au travail, sur la route, en famille. Il arrive également que nous retenons compliments, sourires, accolades par pudeur, sérieux ou défaut. Tout cela ne demande qu’à sortir. Et le meilleur moyen de vider une éponge, c’est de la gorger de liquide puis de la presser. Alors le supporter boit de la bière, beaucoup de bière puis il va voir jouer son équipe.
Le match d’hier fut d’une intensité incroyable. Pendant deux heures, chaque personne dans le stade a pu chanter, lancer des confettis, boire, insulter, applaudir, uriner, moquer, embrasser, boire, siffler, prendre dans ses bras, hurler, uriner, commenter, fumer, boire, sauter, uriner, boire avec liberté et authenticité. Un match de foot, c’est l’émotion à l’état brut. Et le match d’hier trouve sa place quelque part entre un Shakespeare et un Hitchcock.
Ai-je pu ressentir toutes ces émotions sans alcool ? Effectivement.
Les aurais-je ressentis avec plus de force si j’avais bu ? Assurément mais qu’importe, ce fut une belle après-midi et nous avons gagné.
Mardi 5 février 2019 (J+4)
Cher journal,
Ce matin un événement inattendu embellit mon arrivée au bureau. Un événement d’1m,75, blond, habillé en tailleur et installé dans le bureau du patron. Je prie rapidement pour que cette jolie silhouette soit un nouvel engagement. Cela multiplierait par 4 ma motivation professionnelle en ce moment.
Sur le coup de 10h, Patrick passe prendre de mes nouvelles. De son côté, il ressent déjà les effets de la tournée minérale. Il est en « super forme et a pu profiter pleinement de son week-end ». Je l’imagine aspirer sa maison déjà impeccable ou compléter des grilles de Sudoku, ses portemines accoudés à la poche gauche de sa chemise à manches courtes. J’en profite pour le questionner sur notre visiteuse du jour. « Oui, c’est Anaïs, la nouvelle secrétaire de Philippe » m’apprend-il. Le boss a apparemment enfin décidé de se faire aider. J’ai hâte de pouvoir en savoir plus sur le temps de midi.
A la cantine, par un subtil placement que j’espère discret, je parviens à passer au self à côté de notre nouvelle recrue. Elle a le visage élancé, le regard vif et les lèvres fines. Sa coupe au carré dégage une sensation de dynamisme et d’assurance. J’entre dans sa vie en même temps qu’un bol de soupe aux poireaux.
– Anaïs, c’est ça ?
– C’est bien moi, bonjour.
– Bienvenue chez nous !
– Merci, c’est gentil.
– J’espère que Philippe vous a bien accueilli.
– Parfaitement. Il m’a même déjà parlé de vous.
– En bien, j’espère ?
– Joker.
– Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à frapper pas à ma porte
– Je n’y manquerai pas. Ça fait longtemps que vous travaillez ici ?
– Déjà 6 ans. Et ça fait des années que je dis à Philippe qu’il doit prendre quelqu’un pour l’aider. Il passe trop de temps dans l’accueil, l’administratif, les plannings. C’est bien qu’il ait pris quelqu’un de jeune pour le secrétariat. Je suis sûr que vous serez parfaite dans ce rôle. J’imagine que vous vous installez dans le bureau à côté du sien ?
– Non pas exactement, je serai dans celui d’en face.
– Ah bon, je vois que vous avez bien négocié, c’est un des meilleurs bureaux.
– Oui je négocie plutôt bien. Ce qui est pratique quand on est la nouvelle directrice commerciale d’une PME comme la vôtre.
La réplique me gifle au visage. Je ferme les yeux quelques secondes avant que nos regards se croisent. Je dois avoir la tête d’un chien pris en flagrant délit dans la poubelle. Elle clôt la discussion avec un « Bon appétit et à très vite, croyez-moi » accompagné d’un sourire qui n’augure rien de bon. Au fond de la salle, j’aperçois Patrick qui se bidonne.
Mercredi 06 février (J+5)
Cher journal,
Cela fait 5 jours que je n’ai pas bu d’alcool et je me demande ce qui va me manquer le plus : la saveur ou l’ivresse ? Ce sont deux choses différentes. D’un côté, il y a le goût inimitable de la bière, du vin ou des spiritueux. De l’autre, cette méthode légale pour se désinhiber (pour ne pas dire s’exploser le ciboulot). Il va de soi que chaque boisson se caractérise par rapport à ces deux propriétés.
Ainsi sur ce graphique (Oui, j’ai fait un graphique. Non, mes soirées ne sont pas surchargées pour le moment, c’est vrai. Je trouvais ça ludique voire intéressant. J’ai une drôle de notion du fun ? Je devrais bien m’entendre avec Patrick ? Tu te permets beaucoup de choses pour un journal, il me semble.) Ainsi sur ce graphique, je disais, en abscisse le goût fort ou non de la boisson et en ordonnée sa capacité enivrante.

Prenons maintenant quelques exemples de consommation :
A) Le vin blanc de 14h d’Anne-Françoise, bourgeoise au foyer de 50 ans, est recherché pour sa haute capacité d’ivresse et son goût assez passe-partout. Il lui permettra de ne pas se demander pourquoi son mari rentre dorénavant du boulot après 21h, ni pourquoi il porte depuis quelques semaines de tout nouveau boxer après 25 ans de slip kangourou délavé.
B) L’Orval d’André du dimanche à la belote lui apporte un vrai gout de bière spéciale tout en conservant un relatif faible taux d’alcool. Ainsi notre retraité peut garder la lucidité nécessaire à la partie ainsi que la propreté de ses sous-vêtements (je n’ai pas d’information sur le modèle dans ce cas-ci).
C) Myriam n’aime pas vraiment boire. Elle n’apprécie ni le goût, ni l’ivresse. Mais nous sommes en vacances autour du bungalow et elle ne veut pas passer pour la frigide auprès de son mari et de leur couple d’amis. Elle se laissera donc tenter par un « petit panaché ».
D) Je pourrais inventer moult cas fictifs mais je dois confesser que c’est dans cette catégorie que je dois ranger la plupart de mes consommations. Ainsi le schéma festif habituel : 2 spéciales en apéro, du Côtes du Rhône en mangeant, un Irish et/ou un digestif avant une consommation de bières, blanc-co, ou shooter. Dans ce cas-ci, on peut penser que le sujet souhaite se retourner la tête et qu’il a choisi d’allier l’utile à l’agréable en entamant sa soirée avec des boissons goûteuses dont la dégustation pourra s’accompagner de petits commentaires snobs (« petit producteur local », « on est plus sur le fruit », « tourbeux »). Très vite, le seul objectif sera de continuer à boire pour ne pas subir le triste retour à la réalité.
En conclusion, je ne sais pas si c’est l’ivresse ou la saveur qui me manquera le plus mais là maintenant j’ai vraiment envie d’un verre. Quel con.
Jeudi 07 février 2019 (J+6)
Cher journal,
J’étais tranquillement en train de parcourir les critiques cinéma de la semaine quand Anaïs a débarqué dans mon bureau.
– Bonjour, je vous dérange ?
– … Un peu mais je continuerai plus tard.
– Je m’appelle Anaïs, je suis la nouvelle directrice commerciale.
– Euh…Oui…Enchanté. Ravi de faire… votre connaissance ?
– Moi de même. Vous êtes bien le secrétaire de Philippe c’est ça ?
– …
– Bon plus sérieusement, deux choses : je propose qu’on passe au tutoiement.
– D’accord (J’avoue que j’ai un peu de mal à vouvoyer des personnes plus jeunes que moi. Suis-je déjà un vieux con ?)
– Ensuite, je trouve le niveau de la cantine un peu faible. Ça vous dit de dîner avec moi à l’extérieur ? 12h30 à la brasserie en face du bureau ?
– Parfait.
Nous nous installons près du feu qui sert aux grillades. Le serveur, un cinquantenaire bedonnant à la diction fantaisiste prend notre commande :
– Je vais prendre le plat du jour.
– Pareil.
– On prend du vin ?
– Non.
– Non ?
– Enfin, je n’en prends pas mais si tu veux, tu peux.
– Non, 1 grande bouteille d’eau pétillante alors Monsieur s’il vous plait. Tu ne bois pas quand tu travailles ? C’est rare.
– Si si, je bois souvent au bureau, c’est pas la question.
– Tu bois au bureau ?
– Non je veux dire que je peux boire en journée si l’occasion s’y prête.
– Je ne justifie donc pas un verre de vin.
– Si enfin pas aujourd’hui.
– D’accord…
– Je fais la tournée minérale.
– Ah je vois. Et ça va ? Pas trop dur ?
– Non du tout.
– Je ne suis pas sûr que je pourrais me passer de mon verre de vin durant un mois.
– Pour le moment, ça se passe plutôt bien.
– En tout cas, c’est une chouette équipe que vous avez.
– Oui, on se marre bien.
– Je vois que Patrick est un vrai comique.
– Patrick ?
– Oui, il m’a expliqué pour le coup de la secrétaire. Il ne semble pas avare en blagues.
– Ah bon.
Le serveur arrive avec nos plats interrompant la discussion. Il présente sa blanquette de veau tout ce qu’il y a de plus classique et termine par un « Bonne Guégustation ». Les gens regardent beaucoup trop Top Chef de nos jours.
Pendant une demi-heure, Anaïs m’explique ce qu’elle en tête pour la boite : méthodes de marketing originales, approche client innovante, nouveau plan de communication. Je n’ai pas le temps d’en placer une. Du haut de ses 28 ans, elle semble avoir une sacrée expérience et une vision très pertinente du marché. Nous n’abordons pas nos vies personnelles. Après le café, je regagne mon bureau empreint d’une humeur mitigée. Je suis sous le charme de cette jeune femme brillante et charismatique mais je sens que son arrivée dans la boite va foutre un sacré bordel dans ma routine professionnelle.
Seulement professionnelle ?
Vendredi 8 février 2019 (J+7)
Cher journal
Cette nuit, j’étais au concert des Assoiffés. C’est une troupe d’artistes qui lutte contre la sobriété, notamment chez les plus démunis. Les bénéfices de la soirée sont reversés à une association qui distribue de l’alcool à tous ceux qui en ont besoin. C’est Véronique Sanson, la marraine de l’association, qui accueille les participants. Elle rend un vibrant hommage à Johnny Hallyday, chanteur emblématique de la cause, disparu il y a un an.
Soudain, la musique retentit et Dutronc, Renaud, Miossec, Lio la rejoignent sur scène. On aperçoit aussi Marina Kaye, petite nouvelle de la tournée. Ils saluent la foule avant d’entamer « Je bois » de Boris Vian et « Intoxicated Man » de Gainsbourg. Benoit Poelvoorde vient ensuite jouer « l’eau ferrugineuse » de Bourvil puis Magimel récite du Guillaume Apollinaire. Entre les numéros, Jean-Jacques Peroni et Jean-Marie Bigard descendent des ricards en faisant des commentaires pas toujours vulgaires. A l’entracte, des mini-canettes de 12/12 sont distribuées aux enfants du premiers rang. Le final, moins à mon goût, est un medley un peu plus franchouillard enchaînant Les Bals Populaires, Le Petit Vin Blanc et Du Rhum, des Femmes et de la Bière.
Pendant le rappel, j’entends du bruit sur le côté de la scène. Je m’avance et via une porte dérobée parviens jusqu’aux coulisses. Je m’approche du son qui se fait plus distinct. Ce sont des gémissements de femme. Ils viennent de derrière un rideau. Je soulève lentement le tissu et aperçois de dos Anaïs nue qui chevauche un homme couché sur une table de billard. Du bassin, elle accélère la cadence. Ses fesses sont aussi fermes que ses cris de plaisir intenses. Elle porte à sa bouche la bouteille de vin rouge qu’elle tient dans la main puis en verse dans celle de son amant. Je continue d’approcher lentement pour l’identifier. Son visage n’est plus caché que par les seins de sa maîtresse. J’accomplis le pas décisif et le visage de Patrick surgit avec horreur du téton d’Anaïs. Nos regards se croisent. Il me sourit avant d’hurler « Faut se serrer les coudes entre collègues » et éclate d’un rire semblable à celui de la cantine. Je me réveille dans mon lit en sueur.
7 jours…
Dimanche 10 février (J+9)
Cher journal,
Nous sommes samedi soir aux alentours de 20 heures. Je suis en train de boire un verre d’eau pétillante aromatisée au citron chez un couple d’amis avec qui j’ai fait mes études à la fac. Ils ont réuni une petite dizaine d’anciens étudiants. La soirée s’annonce plaisante au vu de la qualité des premiers échanges. Nous attendons le dernier couple pour passer à table.
Alors que j’argumente sur l’importance de l’eau dans les scènes finales chez Alfonso Cuaron, la sonnette retentit. C’est là que la soirée bascule. Il entre dans la pièce avec une nonchalance qui feint la faiblesse. Pourtant c’est un trou noir qui fait irruption dans nos vies. Un être céleste si compact que l’intensité de son champ gravitationnel empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s’en échapper. A partir de maintenant et jusqu’à son extinction, il attirera chaque particule de lumière, chaque seconde d’attention, chaque atome d’intelligence, laissant les simples quidams comme moi dans le vide intersidéral. Le trou noir s’appelle Noah et il a 18 mois.
Le reste du repas consiste à une procession autour de l’être sacré. Nous sommes suspendus à ses rires, ses pleurs, ses déplacements. Je sors de temps en temps pour en griller une et ainsi finir ma démonstration cinématographique en tête à tête avec ma cigarette. Vers minuit, fatigué, je prendre congé et regagne mes pénates. Je ne croise malheureusement pas de contrôle sur le chemin du retour. Mais que fait la police ?
J’ai bien conscience d’avoir été pas mal épargné par l’apparition de nourrissons jusqu’à présent. A mon âge, cela ne peut pas durer. Goutte à goutte, mes proches annonceront les heureux événements et je serai obligé de retenir toute une série de prénoms si je ne veux pas passer pour l’être égocentrique que je suis. Cela sera très vite au-dessus de mes forces et je devrai user de stratagèmes lexicaux : le bébé, le petit monstre, la princesse et autres conneries de ce genre.
Alors qu’habituellement mes dimanches se composent de longs râles, de séances interminables de télévision et de consommation de nourriture industrielle, je décide d’aller marcher ce matin. Je ressors mes bottines qui prennent la poussière depuis trop longtemps et prends la route vers le sud. La forêt toujours en léthargie offre un spectacle parfait pour l’amateur de paysage mélancolique que je suis. Vu le temps maussade je ne croise personne, ce qui n’est pas pour me déplaire.
De retour, je ne peux pas m’empêcher de poster quelques photos sur Instagram dire de prévenir le reste du monde que je suis un mec bien qui fait des balades dans les bois le dimanche. Je cherche aussi si Anaïs a un compte. Je tente en enlevant les voyelles ou en écrivant son nom de famille à l’envers, sans succès. Les gens sont pénibles à vouloir rester anonymes sur les réseaux sociaux. Les gens sont pénibles en règle générale. Malgré cela, il est dimanche soir et je suis plutôt de bonne humeur. C’est assez rare que pour le souligner.