Journal minéral : semaine 3

Mardi 12 février 2019 (J+11)

Cher journal,

Je la découvre en prenant l’ascenseur, coincée entre une facture de téléphone et un prospectus particulièrement putassier. L’écriture délicate de mon nom et de mon adresse me replonge à l’époque des projets naïfs et des promesses impossibles. Celle où on écrivait encore des lettres. Mon pouls s’accélère et mes doigts tremblent.

La première phrase vient confirmer mes craintes. « J’ai longtemps hésité à t’écrire ». Je ne me souviens déjà plus bien de la suite. On y parle d’une belle rencontre, d’un mariage et d’espoir quant à mon bonheur. J’essaye d’empêcher les souvenirs d’affluer mais n’y parviens pas. Nos sourires au réveil, nos débats, nos voyages, nos nuits sans sommeil.

Je fume une cigarette à la fenêtre mais cela ne me calme pas. J’ai envie d’un verre. J’ai envie du craquement d’une canette, du liège qu’on débouche, de l’alcool qui caresse les glaçons. J’ai envie de grandes rasades. J’ai envie d’avoir le hoquet. J’ai envie de me resservir. Encore et encore. J’ai envie de me noyer dans mon verre. J’ai envie de tituber. J’ai envie de pisser à côté des toilettes. J’ai envie de m’écrouler au sol puis de me relever tant bien que mal. J’ai envie de rire pour rien. J’ai envie d’insulter le monde entier mais surtout les femmes. J’ai envie d’avoir l’alcool triste et de chialer comme une madeleine puisque je ne pleure que quand je suis saoul. J’ai envie de m’endormir béat sur la cuvette des chiottes. J’ai envie de vomir toute la nuit. J’ai envie de me réveiller vidé. J’ai envie d’avoir une gueule de bois si horrible qu’elle m’empêche de penser, ressasser, réfléchir. J’ai envie de promettre de ne plus jamais prendre de cuite.

Quand on boit trop, on promet de ne plus jamais boire.
Quand on aime, c’est un peu pareil.

Jeudi 14 février 2019 (J+13)

Cher journal,

C’est d’humeur rétablie que j’attaque la journée. La boîte tourne à plein régime en cette fin de semaine. Alors que je me rends aux archives récupérer un dossier, j’aperçois Patrick, Anaïs, Thierry, un commercial et notre informaticienne Isabelle discuter à la machine à café. Je traverse le paysager afin de me joindre à eux mais le temps de ma course, il ne reste que mon comptable préféré. Il a toujours son air amusé et ses manches courtes. Il fait alors la chose la plus énervante au monde (excepté les gens qui parlent au cinéma) : il monologue dans le but d’engager la conversation.
– En tout cas, j’en connais une qui ne va pas s’emmerder ce soir.
– Hein ? Quoi ?
– Pour la Saint-Valentin. On discutait de ça et il y a des mecs qui gèrent.
– Oui ?
– Le mec d’Anaïs par exemple, il l’emmène voir un concert de Julien Doré. Puis ils vont le saluer dans les coulisses car il le connaît bien. La classe.
– C’est pas mal, c’est vrai.
– Mais non patate, je rigole !
– Hein ?
– Il ne connaît pas Julien Doré. Ils vont juste au concert.
– Ah d’accord.
– Mais non repatate ! Je sais pas ce qu’elle fait ce soir. Je ne sais même pas si elle a un mec. T’aurais dû voir ta tête, haha ! T’aurais pas un petit faible, toi ?
– Non.
– Dommage. Elle m’a demandé si t’étais marié…
– C’est vrai ?
– Non.
– Bordel, Patrick t’es lourd .
– Haha désolé, je ne peux pas m’empêcher de raconter des conneries. Non elle n’a rien demandé. Elle est fort discrète sur sa vie privée. Pour tout t’avouer, elle a passé sa pause à se plaindre de l’ERP.
– Passionnant.
– N’est-ce pas.

La Saint-Valentin, comment n’y ai-je pas pensé ? C’est l’occasion rêvée de savoir si Anaïs est célibataire. Comme je n’ai pas accès visuellement à son bureau, je passe l’après-midi à aller chercher des gobelets d’eau à la fontaine près de la machine à café dans l’espoir de la croiser. A 18h00, j’ai bu quatre litres d’eau, j’ai mal au bide et j’ai été si souvent pisser que mes collègues peuvent légitiment se poser des questions. Évidemment, je ne l’ai pas revue.

A 18h30, je prends mon courage à deux mains pour aller la saluer. Je m’apprête à frapper à sa porte entrouverte quand je surprends une conversation téléphonique. « On se fait livrer à manger et on se regarde un bon film, juste tous les deux ». Cela me coupe dans mon élan. Je l’imagine avec un grand brun en train de manger des ailes de poulets devant un film avec Ryan Gosling. Je rebrousse chemin, remballe mon paquetage et entre dans l’ascenseur dépité. Juste avant que les portes ne se referment, j’entends la voix d’Anaïs (et un peu celle de Calogero) : « Attends-moi stp ».

Elle est toujours aussi élégante et souriante malgré la fatigue qui se lit sur son visage. Elle entame la conversation :

– Grosse journée ?
– Oui. Toi aussi apparemment. Tu galères avec l’ERP c’est ça ?
– Euh non, tout va bien à ce niveau là je te remercie.
– Évidemment. (Putain de Patrick de merde)
– Quoi ?
– Non rien.
– Dis, je dois me faire livrer à manger et je n’y connais rien. T’aurais des bonnes adresses à me conseiller ?
– Il parait qu’il y a un bon mexicain si tu aimes manger épicé. (Et passer ta soirée aux chiottes)
– Ouf non, c’est pour ma nièce de 9 ans, je vais éviter.
– Ta nièce ?
– Oui je la garde pour que ma sœur puisse se faire une Saint-Valentin tranquille comme je n’ai pas d’obligation à ce niveau-là.
– Ah mais il fallait le dire. Il y a un bon italien, un bon thaï aussi. Tu as quelle application ?
– Aucune.
– Tu veux que je t’installe ça et que je te montre comment ça marche ?
– Ce serait parfait.

Nous arrivons au rez-de-chaussée mais moi je n’ai fait que monter. Nous nous saluons, je rentre chez moi. Le frigo est vide et j’ai une soudaine envie d’ailes de poulet. J’allume la télé. Dans des embouteillages, des gens dansent sur le toit des voitures.

Samedi 16.02.19 (J+15)

Cher journal,

Alors que j’attends mon pote Amaury pour une soirée Foot-Pizza ce vendredi soir, le téléphone sonne. C’est précisément lui au bout du fil, paniqué.

– Tu vas me tuer.
– Non, je ne te ferai pas cet honneur. Qu’est-ce qu’il y a ?
– J’ai complètement oublié que Charlotte organisait une soirée « cocktail » à la maison ce soir. Elle a invité des collègues, ses cousins, enfin la totale.
– Et je suppose que tu dois être présent. Il n’y a pas d’intérêt à montrer qu’on maîtrise parfaitement le Cosmopolitan si on ne montre pas son parfait petit mari dans sa parfaite petite maison.
– Commence pas.
– Et bien bonne soirée Amo…Rito.
– Très drôle. Tu veux pas venir ?
– Non, merci.
– Allez viens stp.
– Je ne crois pas.
– Ne me laisse pas seul.
– Les autres viennent ?
– Ils sont pas dispos. Tu es mon dernier espoir !
– Tu les as appelés avant de me prévenir ?
– …
– Sympa.
– Non mais comme ils sont en couple, Charlotte voulait savoir s’ils venaient.
– De mieux en mieux.
– Je te le demande comme un vrai service.
– T’es chiant, putain. Et j’arrive après le match !

Charlotte doit sans doute être une fille délicieuse dans l’intimité mais il se trouve qu’en public elle se transforme en une créature abominable qui ne parle pas mais crie, rit bruyamment et se sent obligée d’intervenir dans toutes les conversations. De la psychologie de comptoir aborderait la notion de manque de confiance en soi voire de complexe d’infériorité mais je ne bois plus depuis 14 jours. Toujours est-il que le courant n’est jamais passé entre nous. Elle me trouve pédant, froid et condescendant. Sur ces aspects, je ne peux pas lui donner tort.

J’arrive dans leur maison de la banlieue huppée de la ville avec une bouteille de vin et une envie disons mesurée. C’est Amaury qui m’ouvre. La soirée bat son plein. Les tables et les chaises ont été écartées pour laisser place à une piste de dance sur laquelle une dizaine de jeunes cadres dynamiques en quête de régression agitent leurs corps fatigués. (Oui journal, cette phrase est trop longue.)

– Mais vous êtes déjà tous bourrés !
– Ca se voit tant que ça ?
– Il est 23h et vous passez du Disney.
– Oui je crois que Charlotte a trop forcé les doses.
– Je ne vais pas tenir longtemps.
– Fais un effort. Au moins une heure.
– Dis, c’est qui la bouclée avec les lunettes qui me fixe ?
– C’est Camille la sœur de Charlotte. Elle vient de rompre après 6 ans. Elle a envie de …. s’amuser.
– Sa sœur ne l’a pas prévenue de mes tares ?
– Je suppose que si mais il y a des tordues partout. Puis les célibataires dans ce genre de soirée, c’est plutôt rare.
– Je ne te le fais pas dire.

Durant l’heure suivante, Amaury me présente quelques invités plutôt sympathiques. Je ne parviens toutefois pas à me sentir à l’aise. Je sens le regard intéressé pour ne pas dire lubrique de Camille dans mon dos.
J’ai l’impression d’être (au choix) :

  • Un enfant de chœur dans une paroisse de Marcinelle (Facile mais toujours efficace)
  • Une gazelle dans une savane étonnement calme (Zoologique et un peu mièvre)
  • Un fœtus mort dans un rituel gnostique (Crade et un rien pompeux)

La frangine de Miss cocktail de cheval me coince dans la cuisine alors que je me ressers une limonade maison. Elle est ivre. Ivre et déterminée.

– Salut toi.
– Bonsoir.
– Tu es un ami d’Amaury, c’est ça ?
– Oui, c’est ça et toi Camille, la sœur de Charlotte. Tu passes une bonne soirée ?
– Parfaite pour le moment. J’espère qu’elle va se terminer aussi bien.
– Hum. J’espère pour toi.
– Mon verre est vide. Tu sais faire les cocktails ?
– Je peux essayer.
– Tu es un amour. (Elle pose furtivement sa main sur mon épaule et en profite pour se rapprocher)
– Non, crois-moi. Qu’est ce qui te ferait plaisir ?
– Hum, voyons. Un sex on the beach, ce serait pas mal.
– Ouf, ça va au-delà de mes compétences.
– Bon ben n’importe quoi tant que c’est fait avec amour. On se le boit à deux ?
– Désolé mais tournée minérale.
– Dommage. Tu veux qu’on se fume un pétard ? Mon cousin a toujours de l’herbe.
– Je me mens beaucoup à moi-même mais pas au point d’arrêter l’alcool pour prendre de la drogue.
– Tu bois pas, tu fumes pas. Qu’est-ce que tu fais de bien ?
– Pas coucher avec toi ce soir si c’est la question que tu te poses. Désolé, je ne veux pas être blessant mais je suis pas du tout dans le trip. Passer de « Sous l’Océan » au roulage de pelle imbibé dans la cuisine, c’est un peu au-dessus de mes forces.
– Ouais… De toute façon, ma sœur m’avait dit que t’étais un coincé.
– OK. Je crois que je vais te laisser.
– Non pardon, excuse-moi. Je sais pas ce qui m’a pris. Je suis complètement paumée pour le moment.

Et là la fille explose en sanglots. Je ne sais plus où me mettre. C’est le moment que choisit Charlotte pour débarquer dans la pièce. « Qu’est ce qu’il a fait à ma sœur ce connard ?! » sonne la fin de ma soirée. Je prends la fuite par le jardin et regagne ma voiture.
Aucun contrôle de police ne vient sauver ma soirée.


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