Je poste donc je suis

Close-up. A young girl is typing on a smartphone. Lying in bed. Blurred dark background. At night

Ce soir-là, je me couche de bonne heure. La chambre est plongée dans une obscurité parfaite mais je ne parviens pas à trouver le sommeil. Je me retourne plusieurs fois et après quelques minutes, je me résigne à rallumer mon téléphone. Le halo de lumière de l’appareil doit donner à mon un visage une allure de gargouille. Mais cela m’importe peu puisque personne n’est là pour le voir. C’est sans doute cette solitude qui rend possible la consultation du téléphone. Et c’est la consultation du téléphone qui rend supportable cette solitude. J’ouvre les applications et j’entends déjà le courant frénétique des statuts, photos, articles qui s’écoulent de l’autre côté de l’écran.

Je m’en abreuve. Je m’enivre de ce Styx. Je me délecte des farces, des tragédies, des mises à mort. J’assène mes « j’aime » avec parcimonie.  Je suis un empereur romain au Colisée. Mon pouce se dresse au dessus de la fange pour consacrer le vrai, le drôle, l’intéressant. Voilà pour toi ami de longue date pour ta tentative d’humour un peu ratée, voici pour toi jolie garçonne dont je me rappelle au bon souvenir, pas de chance pour toi collègue lambda dont la publication vient s’échouer dans le Tartare des statuts orphelins et des images invisibles.

Plus rien ne m’arrête. Je vole ! L’ubiquité ne me fait plus peur. Je suis de tous les événements branchés. Voyez, plébéiens, comme je suis éveillé, cultivé, éclectique.  Voyez comme je suis unique, digne de votre intérêt et qui sait un jour peut-être de votre amour. Si vous saviez comme il est difficile d’exister au milieu de vos selfies de couple, de vos annonces solennelles, de vos récits de voyage. Je dois scruter, renifler, fouiller la toile pour trouver la publication cool, insolite, pertinente. Celle qui m’apportera ma dose de reconnaissance. Je suis un dictateur prisonnier de votre tyrannie. 

Mais je sens que cela ne me suffit plus. Je veux davantage. L’adrénaline, le souffle court, les mains sales. Je suis prêt à descendre moi-même dans l’arène, débarrassé de toute culpabilité. L’adresse mail est créée en un clic et le compte twitter suit dans la foulée. L’instant d’après, je sillonne les hashtags en quête d’une victime coupable de médiocrité. Les invectives sont aiguisées, les trolls affûtés, les insultes dégainées. Ma soif d’hémoglobine numérique rend mon regard brillant, presque lubrique. Je suis prêt à livrer bataille, à prendre ma place dans cette masse informe faite de 1 et de 0. D’individualités et de vide. Surtout de vide.


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