
C’était un dimanche de mai. Une journée terne d’un printemps qui allait s’achever sans avoir commencé. Ce matin-là, malgré la flemme dominicale, les gueules de bois, les nuits d’amour, le village s’était levé à l’unisson, comme on le faisait autrefois pour aller à la messe. Tout le monde convergeait vers la petite école en face de l’église. Il y régnait une ambiance particulièrement chaleureuse. Dans la cour de récréation, on se saluait, on se racontait les dernières nouvelles, on s’invitait pour un barbecue. Tout le monde semblait très heureux d’être là.
Comme à chaque fois, c’est leur regard qui me marqua le plus. Un regard de bovin prisonnier d’une carcasse qui avance en file et en silence. Je n’y voyais qu’une rangée de veaux satisfaits de choisir le nom du boucher qui allait les castrer puis leur retirer les cordes vocales. En échange de l’opération, pendant cinq ans, ils lui adresseront sourires et courbettes, parfois élèveront leur voix atone, non pour se libérer du joug mais pour obtenir plus de foin dans la mangeoire ou une meilleure place dans le pâturage ; une meilleure place par rapport aux autres membres du troupeau.
Il était un peu plus de 10 heures quand je suis entré dans le bureau de vote. Je me suis forcé à sourire au président et à ses assesseurs. Ils paraissaient prendre leur rôle très à cœur et insufflaient une ambiance solennelle à l’instant. Je n’éprouvais que de la pitié pour ces Sonderkommandos de la démocratie mais j’essayais de faire le vide en moi pour ne laisser transparaître aucune émotion négative. J’allais recevoir mon bulletin quand je l’ai aperçue sortant d’un isoloir. Le temps s’est suspendu. Mon cœur s’est débattu dans ma poitrine, mon estomac dans mon ventre. J’ai dû pâlir. Malgré les années, son visage était toujours aussi radieux. Nos regards se sont croisés et elle m’a adressé un léger sourire que je n’ai pas su lui renvoyer.
Je me suis précipité dans l’isoloir et j’ai refermé le rideau. Je suais à grosses gouttes. Je fus pris de vertiges ; tous les souvenirs affluaient en moi. Nos balades à bicyclette, les falaises où nous allions nous baigner adolescents, nos corps sculptés, nos sourires invincibles, nos appétits naissants et incontrôlables, nos plongeons dans l’inconnu, dans l’eau et la roche, dans la chair et la sueur, nos premières ivresses, nos dernières promesses, son départ pour la capitale et le silence assourdissant qui en a découlé. J’aurais tout donné pour revenir à cet instant, pour tenter d’empêcher le destin de s’accomplir. Désormais c’était trop tard. La médiocrité a recouvert de son immonde ressac ce qu’il y avait de pur autrefois. Il n’était plus question de changer de voie. J’ai repris mes esprits et j’ai rempli le bulletin afin d’achever cette mascarade. J’ai marqué une pause puis j’ai figé mon plus beau sourire et suis sorti de la cabine. Quelques flashs ont retenti et le spectacle a repris : « Monsieur le Député, une petite réaction ? »