Rencontre

1.

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C’était un matin désespérément comme les autres. J’avais regardé les minutes défiler jusqu’à qu’à la sonnerie fatidique puis m’étais levé sans hâte. La douche avait été un peu trop courte, les informations à la radio un peu trop sinistres. La première gorgée de café, bue debout à la table haute, m’avait arraché une grimace entre la douleur et le plaisir.

Au pied de la porte, le courrier se faisait de plus en plus rare depuis que j’avais opté pour la facturation électronique. Un prospectus avait bravé l’interdiction de publicité. On y voyait un couple rire et sauter sur un lit au milieu de ballons multicolores agglutinés au plafond. « Soyez fous, Soyez-vous » exhortait le cliché. A cet instant, je ne m’en sentais bien incapable. Je venais d’avoir 35 ans et je me demandais comment j’avais pu slalomer entre tout ce qui aurait pu faire basculer ma vie si pas dans l’excitation, le frémissement.

Je me sentais prisonnier d’un provisoire permanent où les journées harassantes, les séries débiles et les séances de lèche-vie-des-autres sur les réseaux sociaux m’empêchaient toute entreprise salutaire. J’avais bien commencé le running, pris des cours de japonais en ligne, pensé à faire un tatouage et acheté une guitare électrique mais rien de cela ne m’avait réellement enthousiasmé. Au fond de moi, je voulais simplement qu’il se passe quelque chose. Je n’allais pas être déçu.

2.

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J’ai préparé un thermo de café et me suis mis en route. Le programme de la journée était aussi simple que soporifique : rouler jusqu’à la côte où mon employeur m’avait réservé un hôtel en vue d’une formation que je donnais dans la région le lendemain. Après deux heures, je me suis arrêté sur une aire sans station pour me dégourdir les jambes.

J’allais redémarrer la voiture quand elle a frappé sur le carreau côté passager. La vitre s’est baissée comme un rideau se lève et elle est entrée en scène. Elle était plus jeune que moi, rousse avec une fine tresse de chaque côté de son visage, un front court, un nez légèrement retroussé et au milieu de quelques taches de rousseur, un regard intense, positif mais déterminé. Mes yeux n’ont pu s’empêcher de descendre jusque ses seins, volontaires, qu’un décolleté mettait particulièrement en valeur. Cela a duré une fraction de seconde mais je sentais qu’un événement inattendu se produisait. Elle a souri et a dit d’une voix un peu enrouée :

– Salut.  
– Bonjour.
– Excuse-moi d’être un peu directe mais je me demandais si tu allais jusqu’à la côte ?
– Euh… oui, effectivement.
– Et tu aurais de la place dans la voiture ?
– Comme tu le vois, je suis seul donc pas de souci. Avec plaisir même.
– Génial. Tu m’attends ici deux minutes ?
– Je ne bouge pas.

Elle a disparu et les images se bousculaient déjà dans ma tête. Je savais cela ridicule mais je me sentais excité par les perspectives qu’offrait un voyage en voiture de plusieurs heures en tête à tête. Je vérifiais ma coiffure dans le rétroviseur quand elle est réapparue… accompagnée d’un grand noir avec un sac à dos.

– Bon, je te présente Moussa. Il veut aller jusqu’à la mer.
– Quoi ?
– Il cherche quelqu’un pour le conduire.
– Putain, tu déconnes là ?
– Tu m’as dit que t’avais une place et que t’allais jusqu’à la côte.
– Je pensais …
– Je sais ce que tu pensais. Écoute, j’en encore six dans le bosquet derrière. Ce serait vraiment cool que tu le prennes avec toi.
– …
– Tu ne risques rien. Tu l’embarques et tu le largues avant d’arriver.
– Fait chier. C’est bon qu’il monte.
Elle m’a remercié, a salué mon futur covoitureur et a disparu.

J’ai démarré la voiture sans un mot. Sur le siège passager, Moussa regardait droit devant lui en agrippant son sac posé sur ses genoux. Le trajet promettait d’être long.

3.

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J’ai grillé une cigarette pour me calmer et personne n’a prononcé de mot pendant une demi-heure. Chaque fois que je tournais la tête vers lui, Moussa faisait de même et m’adressait un gigantesque sourire qui prenait une place démesurée sur sa petite tête ronde.

Mon « Il va falloir que tu arrêtes de sourire comme ça parce que ça va pas le faire » a rompu le silence. Il a pris une mine grave en ouvrant grand ses yeux.

– Tu parles Français ?
– Oui.
– Tu viens d’où ?
– De Guinée.
– Ah oui.

J’avais déjà entendu le nom mais ma géographie du continent s’arrêtait au Maghreb au-dessus et à l’Afrique du Sud en bas. Le reste était une bouillasse de pays interchangeables dont je ne savais un peu près rien. Moussa m’a expliqué qu’il avait quitté Conakry 14 mois auparavant, laissant femme et enfant, dans l’optique de trouver un endroit où il pourrait gagner sa vie. Il allait de déception en déception mais ne perdait pas espoir. J’écoutais son récit et m’abstenais bien de lui conseiller quoi que ce soit.

Vers 13h, nous nous sommes arrêtés à une station où je suis allé chercher des tartines triangles que nous avons mangé sur le capot à l’abri des regards. Il n’avait pas l’air convaincu par le goût du casse-croûte. J’ai essayé de lui expliquer que j’aimais ça car cela faisait « vacances » mais je n’y suis pas parvenu. Lorsque j’ai voulu jeter ma bouteille d’eau, Moussa m’en a empêché et l’a rangée dans son sac où s’entassaient déjà plusieurs autres.

Nous allions reprendre la route quand son regard s’est figé. Sur le parking, une patrouille de police semblait faire une ronde. Nous sommes remontés dans l’auto et nous sommes enfoncés dans les sièges. Le combi est venu se garer deux places devant nous le long des arbres. Un agent est descendu et a scruté l’ensemble de l’aire sans sembler nous voir. Il a ensuite déboutonné son pantalon et s’est soulagé sur un buisson. A l’intérieur du véhicule, nous n’osions pas bouger, à peine respirer. Cette pisse m’a semblé la plus longue de l’Histoire. Une fois son ouvrage achevé, le policer est remonté dans la voiture et la patrouille a repris sa route. Il y avait longtemps que mon cœur n’avait pas battu aussi fort. Nous sommes restés dans le silence de longues minutes puis j’ai démarré le moteur.

4.

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Moussa s’est avéré un excellent covoitureur, silencieux quand je voulais écouter la radio mais bavard quand la route ne défilait pas assez vite. Sa bonne humeur et sa curiosité ont installé un climat propice à la confidence.

– Et toi, tu as une femme ? Des enfants ?
– Non. C’est un peu le néant à ce niveau-là. J’ai dû mal à faire de nouvelles rencontres.
– Il faut pas avoir peur !
– Je sais, je sais.
– Et tu fais quoi comme travail ?
– Ouf. Je suis dans le référencement. SEO, SEA, ce genre de choses.
– C’est quoi ça ?
– J’aide les gens à être trouvés sur internet.
– C’est quoi internet ?
– Internet ? C’est un genre de réseau… d’échange… d’information.
– Je rigole, haha. J’ai Facebook et Snapchat, tu sais.
– Je suis con.
– Tu devrais peut-être essayer Tinder pour rencontrer une femme.
– J’ai déjà essayé, ça ne s’est pas passé comme prévu.
– Rien ne se passe jamais comme prévu. 

En début de soirée, nous avons quitté l’autoroute à une vingtaine de kilomètres du littoral pour terminer par les petites routes. Une fine pluie a fait son apparition mais on devinait dans le paysage la proximité de la mer. Nous étions en train de passer en revue les favoris pour la prochaine coupe du monde quand les lumières des gyrophares ont ricoché sur le pare-brise. Cent mètres plus loin, la circulation était à l’arrêt. Un motard remontait la file des voitures à pied. J’ai ralenti tandis que Moussa attrapait son sac.

– Ce n’est peut-être rien.
– Merci.
– Attends, on est encore loin.
– Merci pour tout.  
– Moussa, attends !

Je n’ai pas eu le temps d’en dire plus. Il était déjà sorti et entrait dans un champ voisin. C’est con à dire mais je n’étais pas préparé à une séparation aussi brutale. Je me suis senti sonné, je me demandais ce que j’aurais dû faire. Le policier est arrivé à mon niveau.

– Ca va Monsieur ?
– Euh…oui.
– Ne vous inquiétez pas, c’est juste un accident.
– Un accident ?  
– Oui, un piéton s’est fait faucher.
– Ah d’accord.
– On met en place une circulation alternée. Un peu de patience.

J’ai allumé une cigarette et j’ai avancé au pas jusqu’à passer devant le lieu de la collision. Un énorme 4×4 était immobilisé sur le bas-côté. Sur le tarmac, un drap blanc recouvrait ce qu’on devinait être un corps. Des bouteilles de plastique vides jonchaient le sol.

5.

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J’ai sillonné en vain les routes à la recherche de Moussa jusqu’à la tombée de la nuit. Je suis arrivé à l’hôtel dans un état lamentable. J’ai déposé mes affaires et suis directement descendu au bar où je me suis installé au comptoir et ai commandé un Cognac. Je ne parvenais pas à mettre des mots sur mes sentiments. Les émotions étaient à la fois confuses et tranchantes. Je suis sorti fumer une clope puis j’ai commandé un deuxième verre que j’ai siroté le regard dans le vide. Je n’ai même pas remarqué qu’on prenait place à côté de moi. Sa voix posée m’a sorti des limbes.

– Dure journée ?
– Pardon ?
– Journée compliquée ?
– Cognac.
– Je vois.
– Et vous ?
– Vodka.
– J’ai hésité.

Mon interlocutrice semblait effectivement elle aussi au bout du rouleau. Elle avait les cheveux en pagaille, des valises sous de grands yeux bleus et portait des vêtements amples qui cachaient sans doute quelques kilos en trop. J’étais incapable de lui donner un âge.

 – Vous êtes de la région ?
– Non du tout. Je donne une formation demain dans le coin. Je ne suis là que pour la nuit. Vous bien ?
– Non plus à la base mais je suis là depuis un certain temps. Je travaille pour une association active auprès des migrants.
– Ah oui ? Vous faites quoi exactement ?
– Ce qu’on peut. Il y a tellement à faire. Pour le moment, la priorité c’est surtout d’essayer de les empêcher de traverser la mer à la nage. Ils sont des dizaines à essayer chaque semaine.
– Et ils y arrivent ?
– Rarement. La plupart ne vont pas assez loin et sont ramenés par le courant mais malheureusement pour ceux qui s’aventurent trop loin, la tentative est souvent fatale.
– Quelle horreur.
– Oui, c’est terrible. Surtout que dernièrement, ils se sont mis dans l’idée de fabriquer des gilets de sauvetage de fortune avec des bouteilles de plastique vides…

J’ai dû blêmir. Elle a remarqué mon désarroi.

– J’ai dit quelque chose ?
– Non, c’est juste que… Putain.

Je lui ai alors expliqué ma journée : le parking, la jolie rousse, Moussa, les bouteilles d’eau, l’accident. Elle écoutait avec bienveillance, presque compassion. Elle a vite compris que je n’encaissais pas les événements alors pour relativiser, elle m’a raconté son quotidien. Les rencontres, les détresses, les violences, les drames mais aussi les volontés qui tentent d’atténuer l’insupportable. Elle semblait à la fois épuisée par son engagement et plus déterminée que jamais. Sa force me troublait autant que sa vulnérabilité. Elle avait l’assurance brute, non feinte, des gens qui ont arrêté de se regarder dans la glace et qui savent pourquoi ils se lèvent chaque matin. Elle avait aussi ce besoin urgent de tendresse, cette lueur dans l’œil qui semble appeler au secours. Au fil des minutes, j’ai senti que nos corps se rapprochaient. Mes regards se faisaient plus longs, sa main passait dans ses cheveux, nos lèvres s’humectaient, ses yeux lorgnaient sur mes bras, ma nuque, ma bouche. Ses hanches m’ont semblé le seul endroit où mes mains pourraient continuer à vivre. Je crois que nous avons su très vite que quelque chose se passerait cette nuit-là mais nous avons recommandé un verre puis un autre, sans doute pour laisser monter le désir, pour que la pudeur s’atténue. Vers 2h, quand le maître d’hôtel nous a annoncé que le bar fermait, je n’ai rien trouvé de mieux à dire que :

– Tu veux boire un dernier verre dans ma chambre ?
– Oui, je veux bien.

A peine passés la porte, nous nous sommes enlacés et nous avons laissé nos corps meurtris s’accomplir. Dans l’obscurité, les baisers, les soupirs, les sourires, les cheveux, les gémissements, les chairs, les ongles, les cris, les râles se sont entrelacés dans une fièvre vitale et éphémère.

Plus tard, nous étions blottis l’un contre l’autre, bercé par le rythme de nos respirations apaisées. Elle a posé un baiser sur mon front et s’est levée pour prendre une douche. Je suis sorti sur le balcon et j’ai allumé une cigarette. J’observais la mer, son mutisme indifférent. Je me suis demandé où était Moussa mais au fond de moi j’avais bien conscience que c’était plus confortable de ne pas savoir. Des images de bouteilles vides flottant sur la houle ont traversé mon esprit. J’ai écrasé ma clope et je suis retourné me coucher sous les draps.


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