Léthargie

« Toute société a ses points de moindre résistance, ses plaies. Mettez le doigt sur la plaie, et appuyez bien fort. » Michel Houellebecq, Rester vivant, 1991

Ce lundi, le soleil s’était levé sans conviction. Rémy était assis au bord de son lit, les bras sur les genoux, le regard dans le vide. La nuit avait été infecte. Cela lui arrivait de plus en plus souvent et il n’était pas le seul. La qualité du sommeil de la population était en chute libre. Les gens n’arrivaient plus à s’endormir, à sommeiller profondément, à se réveiller en forme. Quand ils y parvenaient, ils devaient encore échapper aux rêves. Le rêve était une malédiction qui frappait principalement et arbitrairement les mammifères et en particulier les humains. Quand ils étaient mauvais, ils vous terrorisaient. Quand ils étaient trop agréables, ils vous démoralisaient. A ce titre, la formule « Fais de beaux rêves » semblait particulièrement perverse. Si l’omniprésence des écrans n’était pas étrangère à ce phénomène de détérioration du sommeil, la cause principale semblait plus profonde. Sans doute un cruel mélange d’anxiété professionnelle, de perte de repère, de charge mentale (comme on disait dans les magazines féminins). Évidemment, la pandémie de covid-19 n’avait rien arrangé. Après près de deux ans, il fallait bien se rendre à l’évidence, cette merde était en train de lessiver tout le monde. L’effroi initial, les tergiversations politiques, l’espoir déchu d’un « Monde d’après » et l’absence totale de perspectives avait progressivement mais profondément éreinté le moral des troupes. Le vernis s’était craqué et la plupart des gens se contentaient de garder la tête hors de l’eau, sans se poser plus de questions.

Parallèlement à cette souffrance psychique, la population avait eu à subir une déchéance relationnelle. Le phénomène n’était pas nouveau chez les humains. Sociabilisés de force dès l’enfance via l’instruction obligatoire, les individus connaissaient généralement l’apogée de leur vitalité sociétale aux alentours de la fin de l’adolescence et du début de l’âge adulte, au moment précis où leur curiosité intellectuelle, leur appétit sexuel et leur capacité physique à enchaîner les fêtes étaient les plus élevés. Au fil des années, responsabilités professionnelles, obligations familiales, fermeture d’esprit obligent, le cercle des connaissances se réduisait et ne restait alors que les proches, ceux qui vous aiment vraiment, ou vous supportent encore, ce qui revenait en réalité au même.  La gestion de la pandémie (confinement, bulle sociale, couvre-feu) avait considérablement accéléré le processus si bien qu’en seulement deux ans beaucoup ne fréquentaient plus que leur noyau dur, ce qui aurait pris une ou deux décennies en temps normal.

Sur le plan politique, la situation ne s’avérait guerre plus réjouissante. Entre la fin de la seconde guerre mondiale et les années 90, la classe dirigeante occidentale s’était efforcée de présenter des projets faits de promesses (maintien de la paix, plein-emploi, redistribution, ascenseur social, etc.). Depuis la chute de l’URSS et la victoire définitive du capitalisme, cela n’était plus réellement possible, ni nécessaire. La machine à produire des imaginaires s’était enrayée et les politiciens se contentaient de promettre de limiter la casse. C’était particulièrement criant sur les aspects liés au réchauffement climatique et à l’effondrement de la biodiversité, où les scénarios les plus optimistes et donc les plus improbables évoquaient une hausse des températures de 2 à 3 degrés, ce qui plongeait déjà le sort de l’humanité dans la plus grande incertitude.  Au fond cela n’avait pas vraiment d’importance. Les gens avaient très bien compris que personne n’était réellement aux commandes, que le système était incontrôlable et que la situation ne ferait qu’inexorablement empirer. Chacun aspirait simplement à ne pas subir trop de catastrophes et à être en capacité de protéger ses proches, au mieux ses enfants. Faute d’espoir, les concepts de progrès et de générations futures étaient en train de disparaître. C’était sans doute une première depuis des siècles.

Finalement, les gens n’arrivaient ni à dormir, ni à se réveiller. Dopé par les réseaux sociaux, les séries abrutissantes et une recherche frénétique de confort, un état de somnolence généralisé avait envahi les esprits. Bien qu’elle soit la plus informée et la plus connectée de l’histoire de l’humanité, la génération actuelle ne parvenait pas à réagir, tel un lapin pris dans les phares d’une voiture. A ceci près qu’elle était à la fois au volant et sur la route. Le crash était donc aussi inconcevable qu’inévitable. Après un brin de toilette, Rémy constata que le bocal à capsules de café était vide. La journée commençait décidément bien mal. Une recherche sur internet lui apprit qu’une nouvelle plateforme de commerce en ligne, chinoise lui semblait-il, pouvait le livrer le soir-même. Il commanda une boîte de « Balade automnale sur la plage à Buenos Aires » et cela l’apaisa un peu. Il s’installa sur la table de la salle à manger et ouvrit sa boîte mail. Le travail ne manquait pas. La lassitude non plus.


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