Journal minéral : semaine 4

Lundi 18 février 2019 (J+17)

J’entre dans le bureau d’Anaïs vers 11h d’un pas décidé.

– Bonjour Madame la directrice commerciale.
– Bonjour.
– Les nouvelles sont graves. Le personnel de la cantine a eu vent de vos réserves quant à leurs talents gastronomiques. Je ne vous cache pas que la stabilité du service est en danger.
– Zut, je suis foutue.
– Pas encore. Nos meilleurs agents tentent de régler le problème. En attendant, pour apaiser les tensions, nous vous avons réservé une table à la brasserie d’en face pour 12h30. La discrétion est de mise. Tout ceci reste évidemment confidentiel.
– Évidemment.

Je tourne les talons et regagne mon bureau où je glande pendant une heure un sourire satisfait aux lèvres.
A l’heure de la pause, nous sortons du bureau en même temps. Il fait anormalement bon pour un mois de février et je me sens anormalement bien pour un lundi. Nous choisissons la même table que la dernière fois. Les habitudes auront la vie dure. Notre Dominique Besnéhard de la bistronomie prend notre commande : un américain-frites, une salade au chèvre et évidemment une grande bouteille d’eau pétillante.

– Alors comment s’est passée la Saint-Valentin avec ta nièce ?
– Bien. On s’est fait livrer des nouilles puis on a regardé un film. Une adaptation de manga où un truc du genre. Elle a adoré. J’avoue que je n’ai pas tout suivi. Elle comprend tout beaucoup plus vite que moi.
– Oui c’est assez effrayant de voir à quel point ils nous surpassent dans un tas de domaine. Nous ne leur servirons bientôt plus à rien. J’imagine qu’à ce moment-là, ils se débarrasseront de nous.
– On ne pourra pas leur donner tort.
– C’est vrai. Tu t’en occupes souvent ?
– J’essaye. C’est plus facile maintenant qu’elle est plus âgée. J’osais à peine la prendre dans les bras quand elle était bébé. Je n’ai pas d’affinité avec les nourrissons. Aucun geste ne m’est naturel. Je ne suis pas sûre de vouloir d’enfants. Pour tout un tas de raison mais celle-là en fait partie.
– C’est courageux d’oser le dire. Surtout pour une femme.
– Oui c’est vrai. Le fait de bien réussir professionnellement et de ne pas vouloir forcément d’enfant me fait vite passer pour une carriériste. Alors que ce n’est pas vrai. Je vais attendre quelques jours avant de prendre la place de Philippe.
– Si tu cherches un secrétaire, je postule.
– C’est noté. Et toi le week-end fut bon ?
– Calme. Ménage, cuisine, lecture, cinéma. Un week-end sans alcool en somme.
– T’es allé voir quoi ?
– Un film suédois assez bizarre avec des genres de… monstres.
– C’était comment ?
– Suédois, bizarre et avec des gens de…monstres.
– Tu vas souvent au cinéma ?
– Oui. 2-3 fois par mois.
– Ah oui quand même. J’aimerais y aller plus mais faut trouver une date avec les copines, se mettre d’accord sur un film. Ce n’est pas toujours évident.
– Ah mais j’y vais seul.
– Ah oui ? Je n’ai jamais osé. Ce n’est pas trop perturbant ?
– Pour moi non. Un film est un film. Et on ne parle pas pendant un film. J’insiste. Donc seul ou accompagné au final. Après quelquefois, certaines personnes me regardent un peu bizarrement. Genre lors des séances de dessins animés mais c’est peut-être à cause de l’imper, du chapeau et des lunettes de soleil.
– Haha.
– Tu devrais essayer une fois.
– L’imper ?
– Non d’aller au ciné seule.
– Je ne sais pas.
– Tu pourrais y aller seule mercredi soir par exemple. Puis en sortant de la salle, tu tomberais par hasard sur un collègue qui a été voir le film et vous iriez boire un café ensemble.
– Tu crois que ce genre de choses arrivent ?
– Crois moi, en Suède il se passe des choses autrement plus dingues.
– Et je devrais aller voir quel film pour que cela arrive ?
– Ca dépend de qui tu souhaites croiser comme collègue à la sortie.
– Ah oui ?
– Par exemple, « Qu’est ce qu’on a encore fait au bon dieu ? » attire généralement des hommes en chemise à manches courtes à l’humour douteux.
– Et si je souhaite voir le collègue qui boit 4 litres d’eau par après-midi, je dois aller voir quel film ?
– Pas un film trop long j’imagine.
– Mais encore ?
– Je n’ai pas la réponse. Il faudra faire confiance à ton instinct.
– Je vois.

Nos plats viennent à peine d’arriver quand son téléphone sonne. Sa tête ne laisse pas de doute quant à l’issue du repas.

– Je suis vraiment désolée mais c’est une urgence.
– File alors.
– Je me rattraperai, promis.
– Entendu.

J’attends qu’elle ait disparu de mon champ de vision pour pousser ma salade sur le côté et attraper son plat. Je sors mon téléphone et consulte le programme ciné de mercredi.

Mercredi 20 février 2019 (J+19)

Cher journal,

Apparemment cela était trop facile de préciser le film à Anaïs. Ou même de simplement lui donner un indice. J’ai voulu faire le malin avec cette histoire d’instinct et résultat, je ne sais toujours pas pour quel film opter. Quatre sont à l’affiche ce soir : Alita : Battle Angel, Green Book, Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu ? et Une intime conviction.

J’exclue d’ores et déjà Alita. Anaïs m’a confié qu’elle n’avait pas tout compris à l’adaptation de manga lors de la Saint-Valentin avec sa nièce. Ce n’est pas pour me déplaire. Ça m’évite cette bouille numérique pour adolescents attardés.

J’élimine également « Qu’est-ce qu’on a encore fait au bon Dieu ? ». Parce que c’est une merde et parce que je n’ai pas de chemise à manches courtes.

Une intime conviction présente plus d’avantages. C’est un film d’auteur à la critique assez élogieuse. Mais dans quel état ressortirons-nous après deux heures de procès ? D’accord, c’est avec Marina Foïs et tout le monde aime Marina Foïs mais c’est aussi avec Olivier Gourmet et personne n’aime Olivier Gourmet. Enfin, c’est un acteur talentueux mais le gars ne dégage pas quelque chose d’attractif. Tu te dis rarement « Oh je me ferais bien un petit film avec Olivier Gourmet, ça fait longtemps ». J’ai donc des doutes qu’Anaïs choisisse ce film. Puis un « premier rendez-vous » sur une histoire de disparition de femme non résolue, c’est un peu glauque. On oublie.

Green Book s’impose comme la bonne solution. Le film est bien, drôle, inattaquable sur le fond et plonge le spectateur dans une bonne humeur assez plaisante. Je le sais car je l’ai déjà vu. Mais ça, Anaïs l’ignore. Je nous imagine à la sortie de la salle :

– Anaïs ?
– Mais quel hasard !
– Incroyable. Tu as bien aimé le film ?
– Oui j’ai adoré. Le duo marche vraiment bien. Toi aussi monsieur le cinéphile ?
– Oui il est bien. Je t’avoue que je l’avais déjà vu.
– Quoi ? Tu l’avais déjà vu ? Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?
– Je voulais que tu choisisses un film qui te plaise. Ce n’est pas si grave.
– Pas grave ? Tu t’es retapé le film juste pour être dans la même salle que moi ?
– Oui. Non. Je ne sais pas.
– Je t’avoue que je trouve ça un peu spécial… On aurait pu très bien aller voir Une intime conviction.
– Tu sais l’affaire de la disparition de Suzanne de Viguier, ce n’est pas ce qu’il y a de plus joyeux. Puis on ne connait pas la fin !
– Tu trouves ça drôle ? Cette femme a disparu du jour au lendemain, sans doute tombée dans les griffes d’un prédateur sexuel.
– Probablement un homme qui va au cinéma seul.
– …
– …
– Je crois que je vais rentrer.
– Laisse au moins te raccompagner.
– Non. Ne me suis pas. Recule.
– Mais enfin c’est ridicule.
– AU SECOURS.

Ou alors je ne dis rien. Mais ça veut dire que je lui mens. Commencer une relation sur un mensonge, c’est grave non ? Je nous imagine dans notre pavillon de banlieue en 2025. Je finis de vider le lave-vaisselle. Françoise-Emma-Scarlett et Serge-Ryan-Steven dorment confortablement le ventre repu. Anaïs feuillette son journal électronique et me dit de sa douce voix :

– Oh regarde, il passe Green Book à la TV ce soir. Tu te souviens ? C’est le film pour lequel on s’est donné rendez-vous pour la première fois.

Le verre que je tiens dans les mains s’écrase sur le sol. L’atmosphère de la pièce se fait pesante.

– Qu’est-ce qu’il se passe ?
– Rien.
– Qu’est-ce que tu as ? Quel est ce regard dont j’ignore la noirceur ?
– Anaïs, je dois t’avouer quelque chose. Quelque chose dont je ne suis pas fier. J’ai longtemps crû pouvoir garder ce lourd secret mais le remord qui me consume n’est plus supportable.
– Qu’est ce que tu racontes ? Tu me fais peur.
– Ce soir-là. Celui où tout a commencé. Je n’ai pas osé te le dire. JE L’AVAIS DÉJÀ VU !
– Nooooooooooooooon !

Un éclair s’abat sur l’arbre du jardin qui prend feu. Serge-Ryan-Steven grogne et Françoise-Emma-Scarlett feule. En pleurs, Anaïs sort de la maison en courant et se place au milieu de la route. Une voiture s’arrête. Elle monte à bord. Au volant, Patrick lui confie « Faut bien se serrer les coudes entre collègues ». Je m’effondre sur le carrelage jonché de verre.

Cher journal,

La séance est dans trois heures et je délire complètement.

Jeudi 21 février 2019 (J+20)

Cher journal,

J’arrive hier au cinéma avec assez d’avance pour ne pas croiser Anaïs. Mon choix est fait. Ce sera Green Book. Dès l’ouverture de la salle, je m’installe dans les derniers rangs afin de pouvoir identifier chaque personne qui entrera. J’ai pris le journal-programme dans l’optique de me cacher quand elle arrivera. (Non, ce n’est pas une idée ridicule).

Les premiers spectateurs débarquent : quelques couples d’amoureux, un groupe de jeunes, l’un ou l’autre cinéphile venu en solo, des retraités, pas d’Anaïs. Les bandes-annonces commencent. Le stress aussi. Je suis pourtant persuadé d’avoir choisi le bon film. Les derniers retardataires scellent mon espoir. La salle s’obscurcit complètement. Mon humeur aussi. Le silence se fait. Les logos des boites de production apparaissent à l’écran. Soudain, on entend une porte claquer. Anaïs fait irruption dans une magnifique robe de soirée. Apparemment, elle n’est pas encore prête à aller au cinéma seule car elle va se poster devant le premier rang, dos à l’écran. La lumière du projecteur illumine son ravissant visage. Elle me cherche du regard. Je me lève. Elle sourit et vient s’assoir à mes côtés. Voilà exactement ce qu’il se serait passé si on était dans La La Land. Dans la vraie vie, personne ne débarque et vous êtes seul au cinéma comme un con à revoir un film que vous avez déjà vu. Durant 2 heures, je broie plus de noir que tous les rednecks du Deep South réunis.

Dès le générique, je me dépêche de sortir et vais me poster afin d’attendre les spectateurs des autres films. Il y a les intellos d’Une intime conviction, les ado attardés d’Alita et les beaufs du Bon Dieu. Il y a quelques jolies filles mais il n’y a pas d’Anaïs. Elle n’est pas venue à la séance. Je me sens triste, je me sens seul, je me sens laid. Je m’en veux d’avoir crû qu’elle viendrait. J’ai envie de disparaître. J’ai surtout envie d’un verre. Au diable cette tournée minérale de merde. Je me rends jusqu’au bar du complexe et m’installe au comptoir. Je commande un whisky. Un Glenfiddich 18 ans d’âge. Lui au moins ne me déçoit jamais. Après trente secondes le serveur revient l’air embêté. « Je n’en ai plus ici mais si vous le désirez, je peux aller chercher une bouteille en réserve ». On dirait que le dieu de la Tournée Minérale m’offre une dernière possibilité d’éviter la sortie de route. Je l’emmerde lui et son défi à la con. « Pas de souci, je vais patienter. Sans glace, s’il vous plait ». La salle est bien remplie. Je parcours du regard l’assemblée. On discute de cinéma. On boit des coups. On joue aux échecs. On mange un croque. On lit un bouquin. C’est à ce moment que je la vois. Seule, derrière ses lunettes et son pc, une mèche de cheveux dans la bouche. Elle est concentrée, fatiguée, resplendissante. Je me sens déjà mieux. Elle décroche de son écran et nos regards se croisent. Elle me sourit et me fait un geste de la main. Je m’empresse d’aller la rejoindre et je m’installe en face d’elle.

– Je crois que j’ai raté un épisode…
– Non. Pardonne-moi. J’avais beaucoup de boulot et j’ai préféré venir travailler ici.
– D’accord.
– Puis je dois t’avouer que je l’ai déjà vu. On est venue avec des copines il y a quinze jours. Mais j’avais envie que tu choisisses le film qui te plaise vraiment alors j’ai juste pris l’option « boire un café avec un collègue ».
– C’est gentil de ta part.
– Tu as bien aimé ?
– Oui, c’était très bien.
– Tant mieux.
C’est le moment que choisit le serveur pour intervenir.
– Monsieur est parti sans son whisky.
– Hein ? Moi ?
– Tu as commandé un whisky ?
– Non.
– Monsieur a commandé un Glenfiddich 18 ans d’âge, sans glace.
– …Oui ! Le Glenfiddich ! Bien sûr. Vous pouvez… l’apporter … au monsieur avec la veste en tweed au bar. Mettez-le sur ma note évidemment.
– Très bien, un message à faire passer ?
– Oui… Dites-lui juste « Souvenirs Souvenirs » il comprendra.
– Très bien monsieur.
– Et je veux bien un Earl Grey et … Tu reveux quelque chose ?
– Un cappuccino.
– Et un cappuccino.
– Un Earl Grey et un cappuccino, bien monsieur.
– Ce bon vieux Bernard et sa passion des whiskys.
– Tu viens souvent ici ?
– Oui, j’aime assez l’endroit. C’est la première fois pour toi ?
– Oui. C’est pas mal pour travailler en soirée.
– Anaïs, je sais que je ne devrais pas te dire ça mais tu ne travailles pas un peu trop ?
– Si, j’avoue mais je suis sur une belle opportunité. J’espère pouvoir vous en parler d’ici fin de semaine.
– J’espère aussi.

Nous nous racontons alors nos vies (ou du moins ce qu’on veut bien en dire). Quelques confidences, quelques éclats de rire et quelques regards complices plus tard, le serveur vient nous annoncer qu’il est temps de clôturer cette parenthèse hors du temps. En sortant, l’homme à la veste en tweed m’adresse un clin d’œil insistant. Je regagne mon appartement avec l’espoir de lendemains qui chantent.

Vendredi 22 février 2019 (J+21)

Cher journal,

Philippe nous réunit tous ce matin dans la salle de réunion. Il a l’air tout excité. Ce n’est jamais bon signe.

– Bonjour à tous.
Je vous ai rassemblé aujourd’hui car grâce aux contacts et au travail acharné d’Anaïs, nous avons réussi à obtenir en dernière minute un stand lors d’une foire internationale qui se déroulera la semaine prochaine à Barcelone. C’est une occasion unique pour la société. De gros clients étrangers seront présents et la signature de certains contrats pourraient nous garantir plusieurs années de commande. La logique voudrait que je parte avec Anaïs et Thierry mais vous savez que sa femme risque d’accoucher d’un moment à l’autre et je ne voudrais pas qu’il soit absent. Donc nous recherchons quelqu’un parmi vous qui accepterait de partir. Il s’agira de gérer la logistique, d’assurer la permanence sur le stand, de nous assister dans les contacts commerciaux, etc. Idéalement, il faudrait quelqu’un qui parle anglais et/ou espagnol. Des amateurs ?

Je n’ai pas le temps de réagir que Patrick lève déjà la main et lance un « Hola Muchachos, mi casa es su casa ! ». Tout le monde se marre. Il enchaîne.

– Avec mon humour et ma bonne humeur, je peux vendre n’importe quoi à n’importe qui !
– Je n’avais pas pensé à toi mais pourquoi pas Patrick.

Je n’attends pas une seconde de plus.

– Je suis volontaire aussi. J’ai déjà fait des foires, je connais les produits et je vais être amené à collaborer avec Anaïs donc ça peut être utile pour la boite.
– C’est vrai aussi. Niveau langues, vous vous situez où ?
– Je me débrouille en anglais.
– Pas mal Patrick mais moi j’ai fait anglais-espagnol en secondaires. Je n’ai pas beaucoup pratiqué ces dernières années mais je vais potasser ça ce week-end et ça ira tout seul.
– C’est parfait. Patrick, tu n’y vois pas d’objection ?
– Je voudrais quand même dire…
– Oui ?
– … Non c’est bon, rien.

Je ne sais pas ce qui lui a fait changer d’avis. Est-ce le remord de ne pas me laisser partir avec Anaïs ou simplement la pointe de ma chaussure dans son tibia ?

Quoiqu’il en soit, me voilà de la partie. 4 jours à Barcelone avec elle. Je suis aux anges. Surtout au vu de son sourire quand Philippe a validé ma participation. Un sourire sincère, profond presque prometteur.

En ce moment, rien ne semble pouvoir entamer ma bonne humeur. Pas même le fait d’avoir étudié uniquement l’Allemand et le Latin en secondaire.

Dimanche 24 février 2019 (J+23)

Querido diario,

Encantado
Cuanto cuesta ?
no hablo bien español
Puede repetir, por favor ?
Puede hablar mas despacio ?
Hay alguién quien habla francés ?
Quisiera reservar una mesa para 3 personas a las nueve.
Fué un placer conocerlo.

Quelle langue de métèques bordel.


2 réflexions sur “Journal minéral : semaine 4

  1. Très contente d’enfin te relire Amaury! C’est encore une fois super bien écrit, et j’ai véritablement éclaté de rire plusieurs fois en lisant ton tout dernier article à l’instant!! Dommage que le mois de février ne dure pas encore 6 semaines au moins!

    J’aime

Répondre à AS Annuler la réponse.